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— Terminons, dit-il, la mort me gagne. Oh ! tout à l’heure, je mourais tranquille, j’espérais… Maintenant je tombe désespéré, à moins que dans ceux qui restent… Grisart ! Grisart, faites-moi vivre une heure encore !

Grisart s’approcha du moribond et lui fit avaler quelques gouttes, non pas de la potion qui était dans le verre, mais du contenu d’un flacon qu’il portait sur lui.

— Appelez l’Écossais ! s’écria le franciscain ; appelez le marchand de Brême ! Appelez ! appelez ! Jésus ! je me meurs ! Jésus ! j’étouffe !

Le confesseur s’élança pour aller chercher du secours, comme s’il y eût eu une force humaine qui pût soulever le doigt de la mort qui s’appesantissait sur le malade ; mais sur le seuil de la porte, il trouva Aramis, qui, un doigt sur les lèvres, comme la statue d’Harpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusqu’au fond de la chambre.

Le médecin et le confesseur firent cependant un mouvement, après s’être consultés des yeux, pour écarter Aramis. Mais celui-ci, avec deux signes de croix faits chacun d’une façon différente, les cloua tous deux à leur place.

— Un chef ! murmurèrent-ils tous deux.

Aramis pénétra lentement dans la chambre où le moribond luttait contre les premières atteintes de l’agonie.

Quant au franciscain, soit que l’élixir fît son effet, soit que cette apparition d’Aramis lui rendît des forces, il fit un mouvement, et, l’œil ardent, la bouche entr’ouverte, les cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit.

Aramis sentit que l’air de cette chambre était étouffant ; toutes les fenêtres étaient closes, du feu brûlait dans l’âtre, deux bougies de cire jaune se répandaient en nappe sur les chandeliers de cuivre et chauffaient encore l’atmosphère de leur vapeur épaisse.

Aramis ouvrit la fenêtre, et, fixant sur le moribond un regard plein d’intelligence et de respect :

— Monseigneur, lui dit-il, je vous demande pardon d’arriver ainsi sans que vous m’ayez mandé, mais votre état m’effraie, et j’ai pensé que vous pouviez être mort avant de m’avoir vu, car je ne venais que le sixième sur votre liste.

Le moribond tressaillit et regarda sa liste.

— Vous êtes donc celui qu’on a appelé autrefois Aramis et depuis le chevalier d’Herblay ? Vous êtes donc l’évêque de Vannes.

— Oui, Monseigneur.

— Je vous connais, je vous ai vu.

— Au jubilé dernier, nous nous sommes trouvés ensemble chez le saint-père.

— Ah ! oui, c’est vrai, je me rappelle. Et vous vous mettez sur les rangs ?

— Monseigneur, j’ai ouï dire que l’ordre avait besoin de posséder un grand secret d’État, et, sachant que par modestie vous aviez résigné d’avance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, j’ai écrit que j’étais prêt à concourir, possédant seul un secret que je crois important.

— Parlez, dit le franciscain ; je suis prêt à vous entendre et à juger de l’importance de ce secret.

— Monseigneur, un secret de la valeur de celui que je vais avoir l’honneur de vous confier ne se dit point avec la parole. Toute idée qui est sortie une fois des limbes de la pensée et s’est vulgarisée par une manifestation quelconque n’appartient plus même à celui qui l’a enfantée. La parole peut être récoltée par une oreille attentive et ennemie ; il ne faut donc point la semer au hasard, car, alors, le secret ne s’appelle plus un secret.

— Comment donc alors comptez-vous transmettre votre secret ? demanda le moribond.

Aramis fit d’une main signe au médecin et au confesseur de s’éloigner, et, de l’autre, il tendit au franciscain un papier qu’une double enveloppe recouvrait.

— Et l’écriture, demanda le franciscain, n’est-elle pas plus dangereuse encore que la parole, dites ?

— Non, Monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans cette enveloppe des caractères que vous seul et moi pouvons comprendre.

Le franciscain regardait Aramis avec un étonnement toujours croissant.

— C’est, continua celui-ci, le chiffre que vous aviez en 1655, et que votre secrétaire, Juan Jujan, qui est mort, pourrait seul déchiffrer s’il revenait au monde.

— Vous connaissiez donc ce chiffre, vous ?

— C’est moi qui le lui avais donné.

Et Aramis, s’inclinant avec une grâce pleine de respect, s’avança vers la porte comme pour sortir.

Mais un geste du franciscain, accompagné d’un cri d’appel, le retint.

— Jésus ! dit-il ; ecce homo !

Puis, relisant une seconde fois le papier :

— Venez vite, dit-il, venez.

Aramis se rapprocha du franciscain avec le même visage calme et le même air respectueux.

Le franciscain, le bras étendu, brûlait à la bougie le papier que lui avait remis Aramis.

Alors, prenant la main d’Aramis et l’attirant à lui :

— Comment et par qui avez-vous pu savoir un pareil secret ? demanda-t-il.

— Par madame de Chevreuse, l’amie intime, la confidente de la reine.

— Et madame de Chevreuse ?…

— Elle est morte.

— Et d’autres, d’autres savaient-ils ?…

— Un homme et une femme du peuple seulement.

— Quels étaient-ils ?

— Ceux qui l’avaient élevée.

— Que sont-ils devenus ?

— Morts aussi… Ce secret brûle comme le feu.

— Et vous avez survécu ?

— Tout le monde ignore que je le connaisse.

— Depuis combien de temps avez-vous ce secret ?

— Depuis quinze ans.

— Et vous l’avez gardé ?

— Je voulais vivre.