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Cinq minutes après, le cardinal entrait, pâle et inquiet, dans la petite chambre.

— J’apprends, Monseigneur… balbutia le cardinal.

— Au fait, dit le franciscain d’une voix éteinte.

Et il montra au cardinal une lettre écrite par ce dernier au grand conseil.

— Est-ce votre écriture ? demanda-t-il.

— Oui ; mais…

— Et votre convocation ?…

Le cardinal hésitait à répondre. Sa pourpre se révoltait contre la bure du pauvre franciscain.

Le moribond étendit la main et montra l’anneau.

L’anneau fit son effet, plus grand à mesure que grandissait le personnage sur lequel le franciscain s’exerçait.

— Le secret, le secret, vite ! demanda le malade en s’appuyant sur son confesseur.

Coram isti ? demanda le cardinal, inquiet.

— Parlez espagnol, dit le franciscain en prêtant la plus vive attention.

— Vous savez, Monseigneur, dit le cardinal continuant la conversation en castillan, que la condition du mariage de l’infante avec le roi de France est une renonciation absolue des droits de ladite infante, comme aussi du roi Louis, à tout apanage de la couronne d’Espagne ?

Le franciscain fit un signe affirmatif.

— Il en résulte, continua le cardinal, que la paix et l’alliance entre les deux royaumes dépendent de l’observation de cette clause du contrat.

Même signe du franciscain.

— Non-seulement la France et l’Espagne, dit le cardinal, mais encore l’Europe tout entière seraient ébranlées par l’infidélité d’une des parties.

Nouveau mouvement de tête du malade.

— Il en résulte, continua l’orateur, que celui qui pourrait prévoir les événements et donner comme certain ce qui n’est jamais qu’un nuage dans l’esprit de l’homme, c’est-à-dire l’idée du bien ou du mal à venir, préserverait le monde d’une immense catastrophe ; on ferait tourner au profit de l’ordre l’événement deviné dans le cerveau même de celui qui le prépare.

Pronto ! pronto ! murmura le franciscain, qui pâlit et se pencha sur le prêtre.

Le cardinal s’approcha de l’oreille du moribond.

— Eh bien, Monseigneur, dit-il, je sais que le roi de France a décidé qu’au premier prétexte, une mort, par exemple, soit celle du roi d’Espagne, soit celle d’un frère de l’infante, la France revendiquera, les armes à la main, l’héritage, et je tiens tout préparé le plan politique arrêté par Louis XIV à cette occasion.

— Ce plan ? dit le franciscain.

— Le voici, dit le cardinal.

— De quelle main est-il écrit ?

— De la mienne.

— N’avez-vous rien de plus à dire ?

— Je crois avoir dit beaucoup, Monseigneur, répondit le cardinal.

— C’est vrai, vous avez rendu un grand service à l’ordre. Mais comment vous êtes-vous procuré les détails à l’aide desquels vous avez bâti ce plan ?

— J’ai à ma solde les bas valets du roi de France, et je tiens d’eux tous les papiers de rebut que la cheminée a épargnés.

— C’est ingénieux, murmura le franciscain en essayant de sourire. Monsieur le cardinal, vous partirez de cette hôtellerie dans un quart d’heure ; réponse vous sera faite, allez !

Le cardinal se retira.

— Appelez-moi Grisart, et allez me chercher le Vénitien Marini, dit le malade.

Pendant que le confesseur obéissait, le franciscain, au lieu de biffer le nom du cardinal comme il avait fait de celui du baron, traça une croix à côté de ce nom.

Puis, épuisé par l’effort, il tomba sur son lit en murmurant le nom du docteur Grisart.

Quand il revint à lui, il avait bu la moitié d’une potion dont le reste attendait dans un verre, et il était soutenu par le médecin, tandis que le Vénitien et le confesseur se tenaient près de la porte.

Le Vénitien passa par les mêmes formalités que ses deux concurrents, hésita comme eux à la vue des deux étrangers, et, rassuré par l’ordre du général, révéla que le pape, effrayé de la puissance de l’ordre, ourdissait un plan d’expulsion générale des jésuites, et pratiquait les cours de l’Europe à l’effet d’obtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires du pontife, ses moyens d’action, et désigna l’endroit de l’Archipel où, par un coup de main, deux cardinaux adeptes de la onzième année, et par conséquent chefs supérieurs, devaient être déportés avec trente-deux des principaux affiliés de Rome.

Le franciscain remercia le signor Marini. Ce n’était pas un mince service rendu à la société que la dénonciation de ce projet pontifical.

Après quoi, le Vénitien reçut l’ordre de partir dans un quart d’heure, et partit radieux, comme s’il tenait déjà l’anneau, insigne du commandement de la société.

Mais, tandis qu’il s’éloignait, le franciscain murmurait sur son lit :

— Tous ces hommes sont des espions ou des sbires, pas un n’est général ; tous ont découvert un complot, pas un n’a un secret. Ce n’est point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que l’on doit gouverner la société de Jésus, c’est avec l’influence mystérieuse que donne une supériorité morale. Non, l’homme n’est pas trouvé, et, pour comble de malheur, Dieu me frappe, et je meurs. Oh ! faudra-t-il que la société tombe avec moi faute d’une colonne ; faut-il que la mort qui m’attend dévore avec moi l’avenir de l’ordre ? Cet avenir que dix ans de ma vie eussent éternisé, car il s’ouvre radieux et splendide, cet avenir, avec le règne du nouveau roi !

Ces mots à demi pensés, à demi prononcés, le bon jésuite les écoutait avec épouvante comme on écoute les divagations d’un fiévreux, tandis que Grisart, esprit plus élevé, les dévorait comme les révélations d’un monde inconnu où son regard plongeait sans que sa main pût y atteindre.

Soudain le franciscain se releva.