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— Mon ami, lui dit le franciscain, congédiez, je vous prie, ces braves gens ; ce sont des vassaux de la vicomté de Melun. Ils m’ont trouvé évanoui de chaleur sur la route, et, sans se demander si leur peine serait payée, ils m’ont voulu porter chez eux. Mais je sais ce que coûte aux pauvres l’hospitalité qu’ils donnent à un malade, et j’ai préféré l’hôtellerie, où, d’ailleurs, j’étais attendu.

L’hôte regarda le franciscain avec étonnement.

Le franciscain fit avec son pouce et d’une certaine façon le signe de croix sur sa poitrine.

L’hôte répondit en faisant le même signe sur son épaule gauche.

— Oui, c’est vrai, dit-il, vous étiez attendu, mon père ; mais nous espérions que vous arriveriez en meilleur état.

Et, comme les paysans regardaient avec étonnement cet hôtelier si fier, devenu tout à coup respectueux en présence d’un pauvre moine, le franciscain tira de sa longue poche deux ou trois pièces d’or, qu’il montra.

— Voilà, mes amis, dit-il, de quoi payer les soins qu’on me donnera. Ainsi, tranquillisez-vous et ne craignez pas de me laisser ici. Ma compagnie, pour laquelle je voyage, ne veut pas que je mendie ; seulement, comme les soins qui m’ont été donnés par vous méritent aussi récompense, prenez ces deux louis et retirez-vous en paix.

Les paysans n’osaient accepter ; l’hôte prit les deux louis de la main du moine, et les mit dans celle d’un paysan.

Les quatre porteurs se retirèrent en ouvrant des yeux plus grands que jamais.

La porte refermée, et tandis que l’hôte se tenait respectueusement debout près de cette porte, le franciscain se recueillit un instant.

Puis il passa sur son front jauni une main sèche de fièvre, et de ses doigts crispés frotta en tremblant les boucles grisonnantes de sa barbe.

Ses grands yeux, creusés par la maladie et l’agitation, semblaient suivre dans le vague une idée douloureuse et inflexible.

— Quels médecins avez-vous à Fontainebleau ? demanda-t-il enfin.

— Nous en avons trois, mon père.

— Comment les nommez-vous ?

— Luiniguet d’abord.

— Ensuite ?

— Puis un frère carme nommé Frère Hubert.

— Ensuite ?

— Ensuite un séculier nommé Grisart.

— Ah ! Grisart ! murmura le moine. Appelez vite M. Grisart.

L’hôte fit un mouvement d’obéissance empressée.

— À propos, quels prêtres a-t-on sous la main ici ?

— Quels prêtres ?

— Il y a des jésuites, des augustins et des cordeliers ; mais, mon père, les jésuites sont les plus près d’ici. J’appellerai donc un confesseur jésuite, n’est-ce pas ?

— Oui, allez.

L’hôte sortit.

On devine qu’au signe de croix échangé entre eux l’hôte et le malade s’étaient reconnus pour deux affiliés de la redoutable compagnie de Jésus.

Resté seul, le franciscain tira de sa poche une liasse de papiers dont il parcourut quelques-uns avec une attention scrupuleuse. Cependant la force du mal vainquit son courage ; ses yeux tournèrent, une sueur froide coula de son front, et il se laissa aller presque évanoui, la tête renversée en arrière, les bras pendants aux deux côtés de son fauteuil.

Il était depuis cinq minutes sans mouvement aucun, lorsque l’hôte rentra, conduisant le médecin, auquel il avait à peine donné le temps de s’habiller.

Le bruit de leur entrée, le courant d’air qu’occasionna l’ouverture de la porte, réveillèrent les sens du malade. Il saisit à la hâte ses papiers épars, et de sa main longue et décharnée les cacha sous les coussins du fauteuil.

L’hôte sortit, laissant ensemble le malade et le médecin.

— Voyons, dit le franciscain au docteur, voyons, monsieur Grisart, approchez-vous, car il n’y a pas de temps à perdre ; palpez, auscultez, jugez et prononcez la sentence.

— Notre hôte, répondit le médecin, m’a assuré que j’avais le bonheur de donner mes soins à un affilié.

— À un affilié, oui, répondit le franciscain. Dites-moi donc la vérité ; je me sens bien mal ; il me semble que je vais mourir.

Le médecin prit la main du moine et lui tâta le pouls.

— Oh ! oh ! dit-il, fièvre dangereuse.

— Qu’appelez-vous une fièvre dangereuse ? demanda le malade avec un regard impérieux.

— À un affilié de la première ou de la seconde année, répondit le médecin en interrogeant le moine des yeux, je dirais fièvre curable.

— Mais à moi ? dit le franciscain.

Le médecin hésita.

— Regardez mon poil gris et mon front bourré de pensées, continua-t-il ; regardez les rides par lesquelles je compte mes épreuves ; je suis un jésuite de la onzième année, monsieur Grisart.

Le médecin tressaillit.

En effet, un jésuite de la onzième année, c’était un des ces hommes initiés à tous les secrets de l’ordre, un de ces hommes pour lesquels la science n’a plus de secrets, la société plus de barrières, l’obéissance temporelle plus de liens.

— Ainsi, dit Grisart en saluant avec respect, je me trouve en face d’un maître ?

— Oui, agissez donc en conséquence.

— Et vous voulez savoir ?…

— Ma situation réelle.

— Eh bien, dit le médecin, c’est une fièvre cérébrale, autrement dit une méningite aiguë, arrivée à son plus haut point d’intensité.

— Alors, il n’y a pas d’espoir, n’est-ce pas ? demanda le franciscain d’un ton bref.

— Je ne dis pas cela, répondit le docteur ; cependant, eu égard au désordre du cerveau, à la brièveté du souffle, à la précipitation du pouls, à l’incandescence de la terrible fièvre qui vous dévore…