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mant fond de tableau et se dessinant comme un horizon infranchissable, une ligne de bois touffus, plantureux, premières sentinelles de la vaste forêt qui se déroule en avant de Fontainebleau.

On pouvait donc, pour peu qu’on eût un appartement faisant angle par la grande rue de Paris, participer à la vue et au bruit des passants et des fêtes, et, par la rue de Lyon, à la vue et au calme de la campagne.

Sans compter qu’en cas d’urgence, au moment où l’on frappait à la grande porte de la rue de Paris, on pouvait s’esquiver par la petite porte de la rue de Lyon, et, longeant les jardins des maisons bourgeoises, gagner les premiers taillis de la forêt.

Malicorne, qui, le premier, on se le rappelle, nous a parlé de cette auberge du Beau-Paon, pour en déplorer son expulsion, Malicorne, préoccupé de ses propres affaires, était bien loin d’avoir dit à Montalais tout ce qu’il y avait à dire sur cette curieuse auberge.

Nous allons essayer de remplir cette fâcheuse lacune laissée par Malicorne.

Malicorne avait oublié de dire, par exemple, de quelle façon il était entré dans l’auberge du Beau-Paon.

En outre, à part le franciscain dont il avait dit un mot, il n’avait donné aucun renseignement sur les voyageurs qui habitaient cette auberge.

La façon dont ils étaient entrés, la façon dont ils vivaient, la difficulté qu’il y avait pour toute autre personne que les voyageurs privilégiés d’entrer dans l’hôtel sans mot d’ordre, et d’y séjourner sans certaines précautions préparatoires, avaient cependant dû frapper, et avaient même, nous oserions en répondre, frappé certainement Malicorne.

Mais, comme nous l’avons dit, Malicorne avait des préoccupations personnelles qui l’empêchaient de remarquer bien des choses.

En effet, tous les appartements de l’hôtel du Beau-Paon étaient occupés et retenus par des étrangers sédentaires et d’un commerce fort calme, porteurs de visages prévenants, dont aucun n’était connu de Malicorne.

Tous ces voyageurs étaient arrivés à l’hôtel depuis qu’il y était arrivé lui-même, chacun y était entré avec une espèce de mot d’ordre qui avait d’abord préoccupé Malicorne ; mais il s’était informé indirectement, et il avait su que l’hôte donnait pour raison de cette espèce de surveillance que la ville, pleine comme elle l’était de riches seigneurs, devait l’être aussi d’adroits et d’ardents filous.

Il allait donc de la réputation d’une maison honnête comme celle du Beau Paon de ne pas laisser voler les voyageurs.

Aussi, Malicorne se demandait-il parfois, lorsqu’il rentrait en lui-même et sondait sa position à l’hôtel du Beau-Paon, comment on l’avait laissé entrer dans cette hôtellerie, tandis que, depuis qu’il y était entré, il avait vu refuser la porte à tant d’autres.

Il se demandait surtout comment Manicamp, qui, selon lui, devait être un seigneur en vénération à tout le monde, ayant voulu faire manger son cheval au Beau-Paon, dès son arrivée, cheval et cavalier avaient été éconduits avec un nescio vos des plus intraitables.

C’était donc pour Malicorne un problème que, du reste, occupé comme il l’était d’intrigue amoureuse et ambitieuse, il ne s’était point appliqué à approfondir.

L’eût-il voulu que, malgré l’intelligence que nous lui avons accordée, nous n’oserions dire qu’il eût réussi.

Quelques mots prouveront au lecteur qu’il n’eût pas fallu moins qu’Œdipe en personne pour résoudre une pareille énigme.

Depuis huit jours étaient entrés dans cette hôtellerie sept voyageurs, tous arrivés le lendemain du bienheureux jour où Malicorne avait jeté son dévolu sur le Beau-Paon.

Ces sept personnages, venus, avec un train raisonnable, étaient :

D’abord, un brigadier des armées allemandes, son secrétaire, son médecin, trois laquais, sept chevaux.

Ce brigadier se nommait le comte de Wostpur.

Un cardinal espagnol avec deux neveux, deux secrétaires, un officier de sa maison et douze chevaux.

Ce cardinal se nommait monseigneur Herrebia.

Un riche négociant de Brême avec son laquais et deux chevaux.

Ce négociant se nommait meinherr Bonstett.

Un sénateur vénitien avec sa femme et sa fille, toutes deux d’une parfaite beauté.

Ce sénateur se nommait il signor Marini.

Un laird d’Écosse avec sept montagnards de son clan ; tous à pied.

Le laird se nommait Mac Cumnor.

Un Autrichien de Vienne, sans titre ni blason, venu en carrosse ; il avait beaucoup du prêtre, un peu du soldat.

On l’appelait le conseiller.

Enfin une dame flamande, avec un laquais, une femme de chambre et une demoiselle de compagnie. Grand train, grande mine, grands chevaux.

On l’appelait la dame flamande.

Tous ces voyageurs étaient arrivés le même jour, comme nous avons dit, et cependant leur arrivée n’avait causé aucun embarras dans l’auberge, aucun encombrement dans la rue, leurs logements ayant été marqués d’avance sur la demande de leurs courriers ou de leurs secrétaires, arrivés la veille ou le matin même.

Malicorne, arrivé un jour avant eux et voyageant sur un maigre cheval chargé d’une mince valise, s’était annoncé à l’hôtel du Beau-Paon comme l’ami d’un seigneur curieux de voir les fêtes, et qui lui, à son tour, devait arriver incessamment.

L’hôte, à ces paroles, avait souri comme s’il connaissait beaucoup, soit Malicorne, soit le seigneur son ami, et il lui avait dit :

— Choisissez, Monsieur, tel appartement qui vous conviendra, puisque vous arrivez le premier.

Et cela avec cette obséquiosité significative chez les aubergistes, et qui veut dire : « Soyez