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Madame, qui d’ordinaire ne la gâtait point, une si honorable qualification.

Aussi Montalais, notre ancienne connaissance, fit-elle à Sa Majesté une révérence profonde, et cela autant par respect que par nécessité, car il s’agissait de cacher certaines contractions de ses lèvres rieuses que le roi eût bien pu ne pas attribuer à leur motif réel.

Ce fut juste en ce moment que le roi entendit le mot qui le fit tressaillir.

— Et la troisième s’appelle ? demandait Monsieur.

— Marie, Monseigneur, répondit le cardinal.

Il y avait sans doute dans ce mot quelque puissance magique, car, nous l’avons dit, à ce mot le roi tressaillit, et entraînant Madame vers le milieu du cercle, comme s’il eût voulu confidentiellement lui faire quelque question, mais en réalité pour se rapprocher du cardinal :

— Madame ma tante, dit-il en riant et à demi-voix, mon maître de géographie ne m’avait point appris que Blois fût à une si prodigieuse distance de Paris.

— Comment cela, mon neveu ? demanda Madame.

— C’est qu’en vérité il paraît qu’il faut plusieurs années aux modes pour franchir cette distance. Voyez ces demoiselles.

— Eh bien ! je les connais.

— Quelques-unes sont jolies.

— Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon neveu, vous les rendriez folles.

— Attendez, attendez, ma chère tante, dit le roi en souriant, car la seconde partie de ma phrase doit servir de correctif à la première. Eh bien, ma chère tante, quelques-unes paraissent vieilles et quelques autres laides, grâce à leurs modes de dix ans.

— Mais, Sire, Blois n’est cependant qu’à cinq journées de Paris.

— Eh ! dit le roi, c’est cela, deux ans de retard par journée.

— Ah ! vraiment, vous trouvez ? C’est étrange, je ne m’aperçois point de cela, moi.

— Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se rapprochant toujours de Mazarin sous prétexte de choisir son point de vue, voyez, à côté de ces affiquets vieillis et de ces coiffures prétentieuses, regardez cette simple robe blanche. C’est une des filles d’honneur de ma mère, probablement, quoique je ne la connaisse pas. Voyez quelle tournure simple, quel maintien gracieux ! À la bonne heure ! c’est une femme, cela, tandis que toutes les autres ne sont que des habits.

— Mon cher neveu, répliqua Madame en riant, permettez-moi de vous dire que, cette fois, votre science divinatoire est en défaut. La personne que vous louez ainsi n’est point une Parisienne, mais une Blaisoise.

— Ah ! ma tante ! reprit le roi avec l’air du doute.

— Approchez, Louise, dit Madame.

Et la jeune fille qui déjà nous est apparue sous ce nom, s’approcha timide, rougissante et presque courbée sous le regard royal.

— Mademoiselle Louise-Françoise de La Beaume-Leblanc, fille du marquis de La Vallière, dit cérémonieusement Madame au roi.

La jeune fille s’inclina avec tant de grâce au milieu de cette timidité profonde que lui inspirait la présence du roi, que celui-ci perdit en la regardant quelques mots de la conversation du cardinal et de Monsieur.

— Belle-fille, continua Madame, de M. de Saint-Remy, mon maître d’hôtel, qui a présidé à la confection de cette excellente daube truffée que Votre Majesté a si fort appréciée.

Il n’y avait point de grâce, de beauté ni de jeunesse qui pût lui résister à une pareille présentation. Le roi sourit. Que les paroles de Madame fussent une plaisanterie ou une naïveté, c’était, en tout cas, l’immolation impitoyable de tout ce que Louis venait de trouver charmant et poétique dans la jeune fille.

Mademoiselle de La Vallière, pour Madame, et par contrecoup pour le roi, n’était plus momentanément que la belle-fille d’un homme qui avait un talent supérieur sur les dindes truffées.

Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux aussi étaient comme cela dans l’Olympe. Diane et Vénus devaient bien maltraiter la belle Alcmène et la pauvre Io, quand on descendait par distraction à parler, entre le nectar et l’ambroisie, de beautés mortelles à la table de Jupiter.

Heureusement que Louise était courbée si bas qu’elle n’entendit point les paroles de Madame, qu’elle ne vit point le sourire du roi. En effet, si la pauvre enfant, qui avait tant de bon goût que seule elle avait imaginé de se vêtir de blanc entre toutes ses compagnes ; si ce cœur de colombe, si facilement accessible à toutes les douleurs, eût été touché par les cruelles paroles de Madame, par l’égoïste et froid sourire du roi, elle fût morte sur le coup.

Et Montalais elle-même, la fille aux ingénieuses idées, n’eût pas tenté d’essayer de la rappeler à la vie, car le ridicule tue tout, même la beauté.

Mais par bonheur, comme nous l’avons dit, Louise, dont les oreilles étaient bourdonnantes et les yeux voilés, Louise ne vit rien, n’entendit rien, et le roi, qui avait toujours l’attention braquée aux entretiens du cardinal et de son oncle, se hâta de retourner près d’eux.

Il arriva juste au moment où Mazarin terminait en disant :

— Marie, comme ses sœurs, part en ce moment pour Brouage. Je leur fais suivre la rive opposée de la Loire à celle que nous avons suivie, et si je calcule bien leur marche, d’après les ordres que j’ai donnés, elles seront demain à la hauteur de Blois.

Ces paroles furent prononcées avec ce tact, cette mesure, cette sûreté de ton, d’intention et de portée, qui faisaient del signor Giulio Mazarini le premier comédien du monde.

Il en résulta qu’elles portèrent droit au cœur de Louis XIV, et que le cardinal, en se retournant sur le simple bruit des pas de Sa Majesté, qui s’approchait, en vit l’effet immédiat sur le visage de son élève, effet qu’une simple rougeur trahit aux yeux de Son Éminence. Mais aussi, qu’était un tel secret à éventer pour celui dont