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Le jeune duc s’arrêta.

Mais regardant autour de lui et tentant un dernier effort :

— Et vous, Messieurs, demanda-t-il tout suffoqué par tant d’émotions diverses, vous, monsieur de Guiche ; vous, monsieur de Bragelonne, ne m’accompagnez-vous point ?

De Guiche s’inclina.

— Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux ordres de la reine, dit-il ; ce qu’elle nous commandera de faire, nous le ferons.

Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les yeux.

— Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche représente ici Monsieur ; c’est lui qui doit nous faire les honneurs de la France, comme vous nous avez fait les honneurs de l’Angleterre ; il ne peut donc se dispenser de nous accompagner ; nous devons bien, d’ailleurs, cette légère faveur au courage qu’il a eu de nous venir trouver par ce mauvais temps.

Buckingham ouvrit la bouche comme pour répondre ; mais, soit qu’il ne trouvât point de pensée ou point de mots pour formuler cette pensée, aucun son ne tomba de ses lèvres, et, se retournant comme en délire, il sauta du bâtiment dans le canot.

Les rameurs n’eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids et le contre-coup avaient failli faire chavirer la barque.

— Décidément, milord est fou, dit tout haut l’amiral à Raoul.

— J’en ai peur pour milord, répondit Bragelonne.

Pendant tout le temps que le canot mit à gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare qu’on arracherait à son coffre, une mère qu’on éloignerait de sa fille pour la conduire à la mort. Mais rien ne répondit à ses signaux, à ses manifestations, à ses lamentables attitudes.

Buckingham en fut tellement étourdi, qu’il se laissa tomber sur un banc, enfonça sa main dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les vagues.

En arrivant, il était dans une torpeur telle, que s’il n’eût pas rencontré sur le port le messager auquel il avait fait prendre les devants comme maréchal des logis, il n’eût pas su demander son chemin.

Une fois arrivé à la maison qui lui était destinée, il s’y enferma comme Achille dans sa tente.

Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au moment même où Buckingham mettait pied à terre.

Une barque suivait, remplie d’officiers, de courtisans et d’amis empressés.

Toute la population du Havre, embarquée à la hâte sur des bateaux de pêche et des barques plates ou sur de longues péniches normandes, accourut au devant du bateau royal.

Le canon des forts retentissait ; le vaisseau amiral et les deux autres échangeaient leurs salves, et des nuages de flammes s’envolaient des bouches béantes en flocons ouatés de fumée au-dessus des flots, puis s’évaporaient dans l’azur du ciel.

La princesse descendit aux degrés du quai. Une musique joyeuse l’attendait à terre et accompagnait chacun de ses pas.

Tandis que, s’avançant dans le centre de la ville, elle foulait de son pied délicat les riches tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et Raoul, se dérobant du milieu des Anglais, prenaient leur chemin par la ville et s’avançaient rapidement vers l’endroit désigné pour la résidence de Madame.

— Hâtons-nous, disait Raoul à de Guiche, car, du caractère que je lui connais, ce Buckingham nous fera quelque malheur en voyant le résultat de notre délibération d’hier.

— Oh ! dit le comte, nous avons là de Wardes, qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui est la douceur même.

De Guiche n’en fit pas moins diligence, et, cinq minutes après, ils étaient en vue de l’hôtel de ville.

Ce qui les frappa d’abord, c’était une grande quantité de gens assemblés sur la place.

— Bon ! dit de Guiche, il paraît que nos logements sont construits.

En effet, devant l’hôtel, sur la place même, s’élevaient huit tentes de la plus grande élégance, surmontées des pavillons de France et d’Angleterre unis.

L’hôtel de ville était entouré par des tentes comme d’une ceinture bigarrée ; dix pages et douze chevau-légers donnés pour escorte aux ambassadeurs montaient la garde devant ces tentes.

Le spectacle était curieux, étrange ; il avait quelque chose de féerique.

Ces habitations improvisées avaient été construites dans la nuit. Revêtues au dedans et au dehors des plus riches étoffes que de Guiche avait pu se procurer au Havre, elles encerclaient entièrement l’hôtel de ville, c’est-à-dire la demeure de la jeune princesse ; elles étaient réunies les unes aux autres par de simples câbles de soie, tendus et gardés par des sentinelles, de sorte que le plan de Buckingham se trouvait complètement renversé, si ce plan avait été réellement de garder pour lui et ses Anglais les abords de l’hôtel de ville.

Le seul passage qui donnât accès aux degrés de l’édifice, et qui ne fût point fermé par cette barricade soyeuse, était gardé par deux tentes pareilles à deux pavillons, et dont les portes s’ouvraient aux deux côtés de cette entrée.

Ces deux tentes étaient celles de de Guiche et de Raoul, et en leur absence devaient toujours être occupées : celle de de Guiche, par de Wardes ; celle de Raoul par Manicamp.

Tout autour de ces deux tentes et des six autres, une centaine d’officiers, de gentilshommes et de pages reluisaient de soie et d’or, bourdonnant comme des abeilles autour de leur ruche.

Tout cela, l’épée à la hanche, était prêt à obéir à un signe de de Guiche ou de Bragelonne, les deux chefs de l’ambassade.

Au moment même où les deux jeunes gens apparaissaient à l’extrémité d’une rue aboutissant sur la place, ils aperçurent, traversant cette même place au galop de son cheval, un jeune gentilhomme d’une merveilleuse élégance. Il