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— C’est M. Gétard.

— Qu’est-ce que M. Gétard, mon ami ?

— C’est l’architecte de la maison.

— De quelle maison ?

— De la maison de M. Fouquet.

— Ah ! ah ! s’écria d’Artagnan ; vous êtes donc de la maison de M. Fouquet, vous, Porthos ?

— Moi ! et pourquoi cela ? fit le topographe en rougissant jusqu’à l’extrémité supérieure des oreilles.

— Mais, vous dites la maison, en parlant de Belle-Isle, comme si vous parliez du château de Pierrefonds.

Porthos se pinça les lèvres.

— Mon cher, dit-il, Belle-Isle est à M. Fouquet, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Comme Pierrefonds est à moi ?

— Certainement.

— Vous êtes venu à Pierrefonds ?

— Je vous ai dit que j’y étais ne voilà pas deux mois.

— Y avez-vous vu un monsieur qui a l’habitude de s’y promener une règle à la main ?

— Non ; mais j’eusse pu l’y voir, s’il s’y promenait effectivement.

— Eh bien ! ce monsieur, c’est M. Boulingrin.

— Qu’est-ce que M. Boulingrin ?

— Voilà justement. Si quand ce monsieur se promène une règle à la main, quelqu’un me demande : « Qu’est-ce que M. Boulingrin ? » je réponds : « C’est l’architecte de la maison. » Eh bien ! M. Gétard est le Boulingrin de M. Fouquet. Mais il n’a rien à voir aux fortifications, qui me regardent seul, entendez-vous bien ? rien, absolument.

— Ah ! Porthos, s’écria d’Artagnan en laissant tomber ses bras comme un vaincu qui rend son épée ; ah ! mon ami, vous n’êtes pas seulement un topographe herculéen, vous êtes encore un dialecticien de première trempe.

— N’est-ce pas, répondit Porthos, que c’est puissamment raisonné ?

Et il souffla comme le congre que d’Artagnan avait laissé échapper le matin.

— Et maintenant, continua d’Artagnan, ce maraud qui accompagne M. Gétard est-il aussi de la maison de M. Fouquet ?

— Oh ! fit Porthos avec mépris, c’est un M. Jupenet ou Juponet, une espèce de poëte.

— Qui vient s’établir ici ?

— Je crois que oui.

— Je pensais que M. Fouquet avait bien assez de poëtes là-bas : Scudéri, Loret, Pellisson, la Fontaine. S’il faut que je vous dise la vérité, Porthos, ce poëte-là vous déshonore.

— Eh ! mon ami, ce qui nous sauve, c’est qu’il n’est pas ici comme poëte.

— Comment donc y est-il ?

— Comme imprimeur, et même vous me faites songer que j’ai un mot à lui dire, à ce cuistre.

— Dites.

Porthos fit un signe à Jupenet, lequel avait bien reconnu d’Artagnan et ne se souciait pas d’approcher ; ce qui amena tout naturellement un second signe de Porthos.

Ce signe était tellement impératif, qu’il fallait obéir cette fois.

Il s’approcha donc.

— Ça ! dit Porthos, vous voilà débarqué d’hier et vous faites déjà des vôtres.

— Comment cela, monsieur le baron ? demanda Jupenet tout tremblant.

— Votre presse a gémi toute la nuit, Monsieur, dit Porthos, et vous m’avez empêché de dormir, corbœuf !

— Monsieur… objecta timidement Jupenet.

— Vous n’avez rien encore à imprimer ; donc vous ne devez pas encore faire aller la presse. Qu’avez-vous donc imprimé cette nuit ?

— Monsieur, une poésie légère de ma composition.

— Légère ! Allons donc, Monsieur, la presse criait que c’était pitié. Que cela ne vous arrive plus, entendez-vous ?

— Non, Monsieur.

— Vous me le promettez ?

— Je le promets.

— C’est bien ; pour cette fois, je vous pardonne. Adieu !

Le poëte se retira avec la même humilité dont il avait fait preuve en arrivant.

— Eh bien ! maintenant que nous avons lavé la tête à ce drôle, déjeunons, dit Porthos.

— Oui, dit d’Artagnan, déjeunons.

— Seulement, dit Porthos, je vous ferai observer, mon ami, que nous n’avons que deux heures pour notre repas.

— Que voulez-vous ! nous tâcherons d’en faire assez. Mais pourquoi n’avons-nous que deux heures ?

— Parce que la marée monte à une heure, et qu’avec la marée je pars pour Vannes. Mais, comme je reviens demain, cher ami, restez chez moi, vous y serez le maître. J’ai bon cuisinier, bonne cave.

— Mais non, interrompit d’Artagnan, mieux que cela.

— Quoi ?

— Vous allez à Vannes, dites-vous ?

— Sans doute.

— Pour voir Aramis ?

— Oui.

— Eh bien ! moi qui étais venu de Paris exprès pour voir Aramis…

— C’est vrai.

— Je partirai avec vous.

— Tiens ! c’est cela.

— Seulement, je devais commencer par voir Aramis, et vous après. Mais l’homme propose et Dieu dispose. J’aurai commencé par vous, je finirai par Aramis.

— Très-bien !

— Et en combien d’heures allez-vous d’ici à Vannes ?

— Oh ! mon Dieu ! en six heures. Trois heures de mer d’ici à Sarzeau, trois heures de route de Sarzeau à Vannes.

— Comme c’est commode ! Et vous allez souvent à Vannes, étant si près de l’évêché ?

— Oui, une fois par semaine. Mais attendez que je prenne mon plan.

Porthos ramassa son plan, le plia avec soin et l’engouffra dans sa large poche.

— Bon ! dit à part d’Artagnan, je crois que je