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— Au feu ! au feu, les voleurs ! vive Colbert ! crie la foule.

Ces cris exaspérèrent d’Artagnan.

— Mordious ! dit-il, brûler ces pauvres diables qui ne sont condamnés qu’à être pendus, c’est infâme !

Cependant, devant la porte, la masse des curieux, refoulée contre les murailles, est plus épaisse et ferme la voie.

Menneville et ses hommes, qui traînent les patients, ne sont plus qu’à dix pas de la porte.

Menneville fait un dernier effort.

— Passage ! passage ! crie-t-il le pistolet au poing.

— Brûlons ! brûlons ! répète la foule. Le feu est à l’Image de Notre-Dame. Brûlons les voleurs ! brûlons les affameurs dans l’Image de Notre-Dame.

Cette fois, il n’y a pas de doute, c’est bien à la maison de d’Artagnan qu’on en veut.

D’Artagnan se rappelle l’ancien cri, toujours si efficacement poussé par lui.

— À moi, mousquetaires !… dit-il d’une voix de géant, d’une de ces voix qui dominent le canon, la mer, la tempête ; à moi, mousquetaires !…

Et, se suspendant par le bras au balcon, il se laisse tomber au milieu de la foule, qui commence à s’écarter de cette maison d’où il pleut des hommes.

Raoul est à terre aussitôt que lui. Tous deux ont l’épée à la main.

Tout ce qu’il y a de mousquetaires sur la place a entendu ce cri d’appel ; tous se sont retournés à ce cri et ont reconnu d’Artagnan.

— Au capitaine ! au capitaine ! crient-ils tous à leur tour.

Et la foule s’ouvre devant eux comme devant la proue d’un vaisseau. En ce moment d’Artagnan et Menneville se trouvèrent face à face.

— Passage ! passage ! s’écrie Menneville en voyant qu’il n’a plus que le bras à étendre pour toucher la porte.

— On ne passe pas ! dit d’Artagnan.

— Tiens, dit Menneville en lâchant son coup de pistolet presque à bout portant.

Mais avant que le rouet ait tourné, d’Artagnan a relevé le bras de Menneville avec la poignée de son épée et lui a passé la lame au travers du corps.

— Je t’avais bien dit de te tenir tranquille, dit d’Artagnan à Menneville qui roula à ses pieds.

— Passage ! passage ! crient les compagnons de Menneville épouvantés d’abord, mais qui se rassurent bientôt en s’apercevant qu’ils n’ont affaire qu’à deux hommes.

Mais ces deux hommes sont deux géants à cent bras ; l’épée voltige entre leurs mains comme le glaive flamboyant de l’archange. Elle troue avec la pointe, frappe de revers, frappe de taille. Chaque coup renverse son homme.

— Pour le roi ! crie d’Artagnan à chaque homme qu’il frappe, c’est-à-dire à chaque homme qui tombe.

― Pour le roi ! répète Raoul.

Ce cri devient le mot d’ordre des mousquetaires, qui, guidés par lui, rejoignent d’Artagnan.

Pendant ce temps les archers se remettent de la panique qu’ils ont éprouvée, chargent les agresseurs en queue, et, réguliers comme des moulins, foulent et abattent tout ce qu’ils rencontrent.

La foule, qui voit reluire les épées, voler en l’air les gouttes de sang, la foule fuit et s’écrase elle-même.

Enfin des cris de miséricorde et de désespoir retentissent ; c’est l’adieu des vaincus.

Les deux condamnés sont retombés aux mains des archers. D’Artagnan s’approche d’eux, et les voyant pâles et mourants :

— Consolez-vous, pauvres gens, dit-il, vous ne subirez pas le supplice affreux dont ces misérables vous menaçaient. Le roi vous a condamnés à être pendus. Vous ne serez que pendus. Çà, qu’on les pende, et voilà tout.

Il n’y a plus rien à l’Image de Notre-Dame. Le feu a été éteint avec deux tonnes de vin à défaut d’eau. Les conjurés ont fui par le jardin. Les archers entraînent les patients aux potences.

L’affaire ne fut pas longue à partir de ce moment. L’exécuteur, peu soucieux d’opérer selon les formes de l’art, se hâte et expédie les deux malheureux en une minute.

Cependant on s’empresse autour de d’Artagnan ; on le félicite, on le caresse. Il essuie son front ruisselant de sueur, son épée ruisselante de sang, hausse les épaules en voyant Menneville qui se tord à ses pieds dans les dernières convulsions de l’agonie. Et tandis que Raoul détourne les yeux avec compassion, il montre aux mousquetaires les potences chargées de leurs tristes fruits.

— Pauvres diables ! dit-il, j’espère qu’ils sont morts en me bénissant, car je leur en ai sauvé de belles.

Ces mots vont atteindre Menneville au moment où lui-même va rendre le dernier soupir. Un sourire sombre et ironique voltige sur ses lèvres. Il veut répondre, mais l’effort qu’il fait achève de briser sa vie. Il expire.

— Oh ! tout cela est affreux, murmura Raoul ; partons, monsieur le chevalier.

— Tu n’es pas blessé ? demande d’Artagnan.

— Non, merci.

— Eh bien ! tu es un brave, mordious ! C’est la tête du père et le bras de Porthos. Ah ! s’il avait été ici, Porthos, tu en aurais vu de belles.

Puis par manière de se souvenir :

— Mais où diable peut-il être, ce brave Porthos ? murmura d’Artagnan.

— Venez, chevalier, venez, insista Raoul.

— Une dernière minute, mon ami, que je prenne mes trente-sept pistoles et demie, je suis à toi. La maison est d’un bon produit, ajouta d’Artagnan en rentrant à l’Image de Notre-Dame ; mais décidément, dût-elle être moins productive, je l’aimerais mieux dans un autre quartier.


LXIII

COMMENT LE DIAMANT DE M. D’EYMERIS PASSA ENTRE LES MAINS DE D’ARTAGNAN.


Tandis que cette scène bruyante et ensanglantée se passait sur la Grève, plusieurs