— Vous jouez ?… Je n’aime pas cela, Raoul.
— Je ne joue jamais, Monsieur ; c’est M. le Prince qui m’a ordonné de tenir ses cartes à Chantilly… un soir qu’il était venu un courrier du roi, j’ai obéi ; le gain de la partie, M. le Prince m’a commandé de le prendre.
— Est-ce que c’est une habitude de la maison, Raoul ? dit Athos en fronçant le sourcil.
— Oui, Monsieur ; chaque semaine, M. le Prince fait, sur une cause ou sur une autre, un avantage pareil à l’un de ses gentilshommes. Il y a cinquante gentilshommes chez Son Altesse ; mon tour s’est rencontré cette fois.
— Bien ! vous allâtes donc en Espagne ?
— Oui, Monsieur, je fis un fort beau voyage, et fort intéressant.
— Voilà un mois que vous êtes revenu ?
— Oui, Monsieur.
— Et depuis ce mois ?
— Depuis ce mois…
— Qu’avez-vous fait ?
— Mon service, Monsieur.
— Vous n’avez point été chez moi, à La Fère ?
Raoul rougit. Athos le regarda de son œil fixe et tranquille.
— Vous auriez tort de ne pas me croire, dit Raoul, je rougis et je le sens bien ; c’est malgré moi. La question que vous me faites l’honneur de m’adresser est de nature à soulever en moi beaucoup d’émotions. Je rougis donc, parce que je suis ému, non parce que je mens.
— Je sais, Raoul, que vous ne mentez jamais.
— Non, Monsieur.
— D’ailleurs, mon ami, vous auriez tort ; ce que je voulais vous dire…
— Je le sais bien, Monsieur. Vous voulez me demander si je n’ai pas été à Blois.
— Précisément.
— Je n’y suis pas allé ; je n’ai pas même aperçu la personne dont vous voulez me parler.
La voix de Raoul tremblait en prononçant ces paroles. Athos, souverain juge en toute délicatesse, ajouta aussitôt :
— Raoul, vous répondez avec un sentiment pénible ; vous souffrez.
— Beaucoup, Monsieur ; vous m’avez défendu d’aller à Blois et de revoir mademoiselle de La Vallière.
Ici le jeune homme s’arrêta. Ce doux nom, si charmant à prononcer, déchirait son cœur en caressant ses lèvres.
— Et j’ai bien fait, Raoul, se hâta de dire Athos. Je ne suis pas un père barbare ni injuste ; je respecte l’amour vrai ; mais je pense pour vous à un avenir… à un immense avenir. Un règne nouveau va luire comme une aurore ; la guerre appelle le jeune roi, plein d’esprit chevaleresque. Ce qu’il faut à cette ardeur héroïque, c’est un bataillon de lieutenants, jeunes et libres, qui courent aux coups avec enthousiasme et tombent en criant : Vive le roi ! au lieu de crier : Adieu, ma femme !… Vous comprenez cela, Raoul. Tout brutal que paraisse être mon raisonnement, je vous adjure donc de me croire et de détourner vos regards de ces premiers jours de jeunesse où vous prîtes l’habitude d’aimer, jours de molle insouciance qui attendrissent le cœur et le rendent incapable de contenir ces fortes liqueurs amères qu’on appelle la gloire et l’adversité. Ainsi, Raoul, je vous le répète, voyez dans mon conseil le seul désir de vous être utile, la seule ambition de vous voir prospérer. Je vous crois capable de devenir un homme remarquable. Marchez seul, vous marcherez mieux et plus vite.
— Vous avez commandé, Monsieur, répliqua Raoul, j’obéis.
— Commandé ! s’écria Athos. Est-ce ainsi que vous me répondez ! Je vous ai commandé ! Oh ! vous détournez mes paroles, comme vous méconnaissez mes intentions ! je n’ai pas commandé, j’ai prié.
— Non pas, Monsieur, vous avez commandé, dit Raoul avec opiniâtreté ; mais n’eussiez-vous fait qu’une prière, votre prière est encore plus efficace qu’un ordre. Je n’ai pas revu mademoiselle de La Vallière.
— Mais vous souffrez ! vous souffrez ! insista Athos.
Raoul ne répondit pas.
— Je vous trouve pâli, je vous trouve attristé… Ce sentiment est donc bien fort !
— C’est une passion, répliqua Raoul.
— Non… une habitude.
— Monsieur, vous savez que j’ai voyagé beaucoup, que j’ai passé deux ans loin d’elle… Toute habitude se peut rompre en deux années, je crois… Eh bien ! au retour, j’aimais, non pas davantage, c’est impossible, mais autant. Mademoiselle de La Vallière est pour moi la compagne par excellence ; mais vous êtes pour moi Dieu sur la terre… À vous je sacrifierai tout.
— Vous auriez tort, dit Athos ; je n’ai plus aucun droit sur vous. L’âge vous a émancipé ; vous n’avez plus même besoin de mon consentement. D’ailleurs, le consentement, je ne le refuserai pas, après tout ce que vous venez de me dire. Épousez mademoiselle de La Vallière, si vous le voulez.
Raoul fit un mouvement, puis soudain :
— Vous êtes bon, Monsieur, dit-il, et votre concession me pénètre de reconnaissance ; mais je n’accepterai pas.
— Voilà que vous refusez, à présent ?
— Oui, Monsieur.
— Je ne vous en témoignerai rien, Raoul.
— Mais vous avez au fond du cœur une idée contre ce mariage ; vous ne me l’avez pas choisi.
— C’est vrai.
— Il suffit pour que je ne persiste pas : j’attendrai.
— Prenez-y garde, Raoul ! ce que vous dites est sérieux.
— Je le sais bien, Monsieur ; j’attendrai, vous dis-je.
— Quoi ! que je meure ? fit Athos très ému.
— Oh ! Monsieur ! s’écria Raoul avec des larmes dans la voix, est-il possible que vous me déchiriez le cœur ainsi, à moi qui ne vous ai pas donné un sujet de plainte ?
— Cher enfant, c’est vrai, murmura Athos en serrant violemment ses lèvres pour comprimer l’émotion dont il n’allait plus être maître. Non, je ne veux point vous affliger ; seulement, je ne comprends pas ce que vous attendrez… Attendrez-vous que vous n’aimiez plus ?