Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prie ; et si quelque jour, moi aussi, j’allais en France…

Et il se retourna pour donner un dernier regard à la princesse, qui ne s’inquiétait guère de lui, toute occupée qu’elle était ou paraissait être de la conversation de Rochester.

Buckingham soupira.

— Eh bien ? demanda d’Artagnan.

— Je disais donc que si quelque jour, moi aussi, j’allais en France…

— Vous irez, milord, dit en souriant d’Artagnan, c’est moi qui vous en réponds.

— Et pourquoi cela ?

— Oh ! j’ai d’étranges manières de prédiction, moi ; et une fois que je prédis, je me trompe rarement. Si donc vous venez en France ?…

— Eh bien ! Monsieur, vous à qui les rois demandent cette précieuse amitié qui leur rend des couronnes, j’oserai vous demander un peu de ce grand intérêt que vous avez voué à mon père.

— Milord, répondit d’Artagnan, croyez que je me tiendrai pour fort honoré, si, là-bas, vous voulez bien encore vous souvenir que vous m’avez vu ici. Et maintenant, permettez…

Se retournant alors vers lady Henriette :

— Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de France, et, en cette qualité, j’espère la revoir à Paris. Un de mes jours heureux sera celui où Votre Altesse me donnera un ordre quelconque qui me rappelle, à moi, qu’elle n’a point oublié les recommandations de son auguste frère.

Et il s’inclina devant la jeune princesse, qui lui donna sa main à baiser avec une grâce toute royale.

— Ah ! Madame, dit tout bas Buckingham, que faudrait-il faire pour obtenir de Votre Altesse une pareille faveur ?

— Dame ! milord, répondit lady Henriette, demandez à M. d’Artagnan, il vous le dira.


XXXVI

COMMENT D’ARTAGNAN TIRA, COMME EUT FAIT UNE FÉE, UNE MAISON DE PLAISANCE D’UNE BOÎTE DE SAPIN


Les paroles du roi, touchant l’amour-propre de Monck, n’avaient pas inspiré à d’Artagnan une médiocre appréhension. Le lieutenant avait eu toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et lorsqu’il les avait pris implacables et invincibles, c’est qu’il n’avait pu, sous aucun prétexte, faire autrement. Mais les points de vue changent beaucoup dans la vie. C’est une lanterne magique dont l’œil de l’homme modifie chaque année les aspects. Il en résulte que, du dernier jour d’une année où l’on voyait blanc, au premier jour de l’autre où l’on verra noir, il n’y a que l’espace d’une nuit.

Or, d’Artagnan, lorsqu’il partit de Calais avec ses dix sacripants, se souciait aussi peu de prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou Holopherne, que de croiser l’épée avec une recrue, ou que de discuter avec son hôtesse. Alors il ressemblait à l’épervier qui à jeun attaque un bélier. La faim aveugle. Mais d’Artagnan rassasié, d’Artagnan riche, d’Artagnan vainqueur, d’Artagnan fier d’un triomphe si difficile, d’Artagnan avait trop à perdre pour ne pas compter chiffre à chiffre avec la mauvaise fortune probable.

Il songeait donc, tout en revenant de sa présentation, à une seule chose, c’est-à-dire à ménager un homme aussi puissant que Monck, un homme que Charles ménageait aussi, tout roi qu’il était ; car, à peine établi, le protégé pouvait encore avoir besoin du protecteur, et ne lui refuserait point par conséquent, le cas échéant, la mince satisfaction de déporter M. d’Artagnan, ou de le renfermer dans quelque tour du Middlesex, ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime de Douvres à Boulogne. Ces sortes de satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans tirer autrement à conséquence.

Il n’était même pas besoin que le roi fût actif dans cette contre-partie de la pièce où Monck prendrait sa revanche. Le rôle du roi se bornerait tout simplement à pardonner au vice-roi d’Irlande tout ce qu’il aurait entrepris contre d’Artagnan. Il ne fallait rien autre chose pour mettre la conscience du duc d’Albermale en repos qu’un te absolvo dit en riant, ou le griffonnage du Charles, the king, tracé au bas d’un parchemin ; et avec ces deux mots prononcés, ou ces trois mots écrits, le pauvre d’Artagnan était à tout jamais enterré sous les ruines de son imagination.

Et puis, chose assez inquiétante pour un homme aussi prévoyant que l’était notre mousquetaire, il se voyait seul, et l’amitié d’Athos ne suffisait point pour le rassurer. Certes, s’il se fût agi d’une bonne distribution de coups d’épée, le mousquetaire eût compté sur son compagnon ; mais dans des délicatesses avec un roi, lorsque le peut-être d’un hasard malencontreux viendrait aider à la justification de Monck ou de Charles II, d’Artagnan connaissait assez Athos pour être sûr qu’il ferait la plus belle part à la loyauté du survivant, et se contenterait de verser force larmes sur la tombe du mort, quitte, si le mort était son ami, à composer ensuite son épitaphe avec les superlatifs les plus pompeux.

— Décidément, pensait le Gascon, et cette pensée était le résultat des réflexions qu’il venait de faire tout bas, et que nous venons de faire tout haut, décidément il faut que je me réconcilie avec M. Monck, et que j’acquière la preuve de sa parfaite indifférence pour le passé. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, il est encore maussade et réservé dans l’expression de ce sentiment, je donne mon argent à emporter à Athos, je demeure en Angleterre juste assez de temps pour le dévoiler ; puis, comme j’ai l’œil vif et le pied léger, je saisis le premier signe hostile, je décampe, je me cache chez milord de Buckingham, qui me paraît bon diable au fond, et auquel, en récompense de son hospitalité, je raconte alors toute cette histoire de diamants, qui ne peut plus compromettre qu’une vieille reine, laquelle peut bien passer, étant la femme d’un ladre vert comme M. de Mazarin, pour avoir été autrefois la maîtresse d’un beau seigneur comme Buckingham. Mordious ! c’est dit, et ce Monck ne me surmontera pas. Eh ! d’ailleurs, une idée !