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gnan avait suivie pour venir à lui ; bientôt l’air frais de la mer vint frapper le visage des trois promeneurs nocturnes, et, à cinquante pas au-delà d’une petite porte que Charles ouvrit, ils se retrouvèrent sur la dune, en face de l’Océan qui, ayant cessé de grandir, se reposait sur la rive comme un monstre fatigué. Charles II, pensif, marchait la tête baissée et la main sous son manteau. Monck le suivait, les bras libres et le regard inquiet. D’Artagnan venait ensuite, le poing sur le pommeau de son épée.

— Où est le bateau qui vous a amenés, Messieurs ? dit Charles au mousquetaire.

— Là-bas, sire ; j’ai sept hommes et un officier qui m’attendent dans cette petite barque qui est éclairée par un feu.

— Ah ! oui, la barque est tirée sur le sable, et je la vois ; mais vous n’êtes certainement pas venu de Newcastle sur cette barque ?

— Non pas, sire, j’avais frété à mon compte une felouque qui a jeté l’ancre à portée de canon des dunes. C’est dans cette felouque que nous avons fait le voyage.

— Monsieur, dit le roi à Monck, vous êtes libre.

Monck, si ferme de volonté qu’il fût, ne put retenir une exclamation. Le roi fit de la tête un mouvement affirmatif et continua :

— Nous allons réveiller un pêcheur de ce village, qui mettra son bateau en mer cette nuit même et vous reconduira où vous lui commanderez d’aller. M. d’Artagnan, que voici, escortera Votre Honneur. Je mets M. d’Artagnan sous la sauvegarde de votre loyauté, monsieur Monck.

Monck laissa échapper un murmure de surprise, et d’Artagnan un profond soupir. Le roi, sans paraître rien remarquer, heurta au treillis de bois de sapin qui fermait la cabane du premier pêcheur habitant la dune.

— Holà ! Keyser ! cria-t-il, éveille-toi !

— Qui m’appelle ? demanda le pêcheur.

— Moi, Charles, roi.

— Ah ! milord, s’écria Keyser en se levant tout habillé de la voile dans laquelle il couchait comme on couche dans un hamac, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller sur-le-champ. Voici un voyageur qui frète ta barque et te payera bien ; sers-le bien.

Et le roi fit quelques pas en arrière pour laisser Monck parler librement avec le pêcheur.

— Je veux passer en Angleterre, dit Monck, qui parlait hollandais tout autant qu’il fallait pour se faire comprendre.

— À l’instant, dit le patron ; à l’instant même, si vous voulez.

— Mais ce sera bien long ? dit Monck.

— Pas une demi-heure, Votre Honneur. Mon fils aîné fait en ce moment l’appareillage, attendu que nous devons partir pour la pêche à trois heures du matin.

— Eh bien ! est-ce fait ? demanda Charles en se rapprochant.

— Moins le prix, dit le pêcheur ; oui, sire.

— Cela me regarde, dit Charles ; Monsieur est mon ami.

Monck tressaillit et regarda Charles à ce mot.

— Bien, milord, répliqua Keyser.

Et en ce moment on entendit le fils aîné de Keyser qui sonnait, de la grève, dans une corne de bœuf.

— Et maintenant, Messieurs, partez, dit le roi.

— Sire, dit d’Artagnan, plaise à Votre Majesté de m’accorder quelques minutes. J’avais engagé des hommes, je pars sans eux, il faut que je les prévienne.

— Sifflez-les, dit Charles en souriant.

D’Artagnan siffla effectivement, tandis que le patron Keyser répondait à son fils, et quatre hommes, conduits par Menneville, accoururent.

— Voici toujours un bon acompte, dit d’Artagnan, leur remettant une bourse qui contenait deux mille cinq cents livres en or. Allez m’attendre à Calais, où vous savez.

Et d’Artagnan, poussant un profond soupir, lâcha la bourse dans les mains de Menneville.

— Comment ! vous nous quittez ? s’écrièrent les hommes.

— Pour peu de temps, dit d’Artagnan, ou pour beaucoup, qui sait ? Mais avec ces deux mille cinq cents livres et les deux mille cinq cents que vous avez déjà reçues, vous êtes payés selon nos conventions. Quittons-nous donc, mes enfants.

— Mais le bateau ?

— Ne vous en inquiétez pas.

— Nos effets sont à bord de la felouque.

— Vous irez les chercher, et aussitôt vous vous mettrez en route.

— Oui, commandant.

D’Artagnan revint à Monck en lui disant :

— Monsieur, j’attends vos ordres, car nous allons partir ensemble, à moins que ma compagnie ne vous soit pas agréable.

— Au contraire, Monsieur, dit Monck.

— Allons, Messieurs, embarquons ! cria le fils de Keyser.

Charles salua noblement et dignement le général en lui disant :

— Vous me pardonnerez le contretemps et la violence que vous avez soufferts, quand vous serez convaincu que je ne les ai point causés.

Monck s’inclina profondément sans répondre. De son côté, Charles affecta de ne pas dire un mot en particulier à d’Artagnan ; mais tout haut :

— Merci encore, monsieur le chevalier, lui dit-il, merci de vos services. Ils vous seront payés par le Seigneur Dieu, qui réserve à moi tout seul, je l’espère, les épreuves et la douleur.

Monck suivit Keyser et son fils, et s’embarqua avec eux.

D’Artagnan les suivit en murmurant :

— Ah ! mon pauvre Planchet, j’ai bien peur que nous n’ayons fait une mauvaise spéculation !

XXX

LES ACTIONS DE LA SOCIÉTÉ PLANCHET ET COMPAGNIE REMONTENT AU PAIR.


Pendant la traversée, Monck ne parla à d’Artagnan que dans les cas d’urgente nécessité.