Page:Dumas - Le Maître d’armes, 1894.djvu/22

Cette page n’a pas encore été corrigée
12
LE MAITRE D’ARMES

lui. Il part aussitôt pour Kamen. Six jours s’écoutent en marches forcées sans qu’on rencontre un seul ennemi. L’armée s’avance en écoutant, afin de se porter où le bruit l’appellera. Enfin, le 24, le canon gronde vers Bezenknwiczi : c’est Eugène qui est aux prises sur la Dvina avec l’arrière-garde de Barclay. Napoléon se précipite du côté du feu ; mais le feu s’éteint avant qu’il ne joigne les combattants, et lorsqu’il arrive, il trouve Eugène occupé à rétablir le pont que Doctoroff a brûlé en se retirant. Il le traverse aussitôt qu’il est praticable, non point qu’il ait hâte de s’emparer de ce fleuve, sa nouvelle conquête, mais afin de voir par lui-même où en est l’armée russe dans sa marche. A la direction de l'arrière-garde ennemie, aux réponses de quelques prisonniers, il juge que Barclay doit être à cette heure à Vitepsk. Ainsi il ne s’est pas trompé sur le plan de son ennemi ; c’est là que Barclay va l’attendre.

Napoléon est arrivé au but où il a donné rendez-vous à ses troupes il y a un mois. En se retournant, par trois points opposés, il voit poindre trois colonnes parties du Niémen à des époques et par des chemins différents. Tous ces corps, à cent lieues de distance, se trouvent au rendez-vous donné, non pas seulement au jour dit, mais presque à la même heure. C’est un miracle de stratégie.

Tous ces corps arrivent ensemble à Bezenkowiczi et dans les environs ; infanterie, cavalerie, artillerie, se pressent, se heurtent, se croisent, s’entre-choquent, se repoussent tumultueusement. Les uns cherchent des vivres, ceux-ci des fourrages, ceux-là des logements : les rues sont encombrées d’officiers d’ordonnance et d’aides de camp qui ne peuvent courir parmi les soldats, tant la différence des rangs commence à disparaître, tant cette marche en avant ressemble déjà à une retraite. Pendant six heures, deux cent mille hommes ont la prétention de se loger dans un village de cinq cents maisons.

Enfin, vers les dix heures du soir, les ordres de Napoléon vont chercher tous les chefs perdus dans cette multitude, dont les deux tiers n’ont ni bu ni mangé depuis douze heures, et qui semble prête à en venir aux mains. Les chefs montent à cheval et partent au nom de l’empereur, seul nom qui soit écouté. Eu quelques instants et comme par magie,