foule de commis et d’employés qui tirait son existence de la maison de l’armateur avait peu à peu déserté bureau et magasin ; or, Coclès les avait vus s’éloigner tous sans songer même à se rendre compte de la cause de leur départ ; tout, comme nous l’avons dit, se réduisait pour Coclès à une question de chiffres, et depuis vingt ans qu’il était dans la maison Morrel, il avait toujours vu les paiements s’opérer à bureaux ouverts avec une telle régularité, qu’il n’admettait pas plus que cette régularité pût s’arrêter et ces paiements se suspendre, qu’un meunier qui possède un moulin alimenté par les eaux d’une riche rivière n’admet que cette rivière puisse cesser de couler. En effet, jusque-là rien n’était encore venu porter atteinte à la conviction de Coclès. La dernière fin de mois s’était effectuée avec une ponctualité rigoureuse. Coclès avait relevé une erreur de soixante-dix centimes commise par M. Morrel à son préjudice, et le même jour il avait rapporté les quatorze sous d’excédant à M. Morrel, qui, avec un sourire mélancolique, les avait pris et laissés tomber dans un tiroir à peu près vide, en disant :
« Bien, Coclès, vous êtes la perle des caissiers. »
Et Coclès s’était retiré on ne peut plus satisfait ; car un éloge de M. Morrel, cette perle des honnêtes gens de Marseille, flattait plus Coclès qu’une gratification de cinquante écus.
Mais depuis cette fin de mois si victorieusement accomplie, M. Morrel avait passé de cruelles heures ; pour faire face à cette fin de mois, il avait réuni toutes ses ressources, et lui-même craignant que le bruit de sa détresse ne se répandit dans Marseille lorsqu’on le verrait recourir à de pareilles extrémités avait fait un voyage à la foire de Beaucaire pour vendre quelques bijoux appartenant à sa femme et à sa fille, et une partie de son