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bien ? il y a que cette créature humaine qui va mourir est furieuse de ce que son semblable ne meurt pas avec elle et que, si on la laissait faire, elle le déchirerait avec ses ongles et avec ses dents plutôt que de le laisser jouir de la vie dont elle va être privée. Ô hommes ! hommes ! race de crocodiles ! comme dit Karl Moor, s’écria le comte en étendant les deux poings vers toute cette foule, que je vous reconnais bien là, et qu’en tout temps vous êtes bien dignes de vous-mêmes !

En effet, Andrea et les deux aides du bourreau se roulaient dans la poussière ; le condamné criant toujours : « Il doit mourir, je veux qu’il meure ! On n’a pas le droit de me tuer tout seul. »

— Regardez, regardez, continua le comte en saisissant chacun des deux jeunes gens par la main, regardez, car, sur mon âme, c’est curieux ; voilà un homme qui était résigné à son sort, qui marchait à l’échafaud, qui allait mourir comme un lâche, c’est vrai, mais enfin il allait mourir sans résistance et sans récrimination : savez-vous ce qui lui donnait quelque force ? savez-vous ce qui le consolait ? savez-vous ce qui lui faisait prendre son supplice en patience ? c’est qu’un autre partageait son angoisse ; c’est qu’un autre allait mourir comme lui ; c’est qu’un autre allait mourir avant lui ! Menez deux moutons à la boucherie, deux bœufs à l’abattoir, et faites comprendre à l’un d’eux que son compagnon ne mourra pas, le mouton bêlera de joie, le bœuf mugira de plaisir ; mais l’homme, l’homme que Dieu a fait à son image, l’homme à qui Dieu a imposé pour première, pour unique, pour suprême loi, l’amour de son prochain, l’homme à qui Dieu a donné une voix pour exprimer sa pensée, quel sera son premier cri quand il apprendra que son camarade est sauvé ? un blasphème. Honneur à l’homme,