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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

Lorin prit les deux mains de la jeune femme et les baisa.

— J’ai dit non, et c’est non, répondit Lorin d’une voix ferme ; ne m’en parlez plus, ou, en vérité, je croirai que je vous gêne.

— Quatorze, répéta Sanson, et ils sont quinze !

Puis, élevant la voix :

— Voyons, dit-il, y a-t-il quelqu’un qui réclame ? y a-t-il quelqu’un qui puisse prouver qu’il se trouve ici par erreur ?

Peut-être quelques bouches s’ouvrirent-elles à cette demande ; mais elles se refermèrent sans prononcer une parole ; ceux qui eussent menti avaient honte de mentir ; celui qui n’eût pas menti ne voulait point parler.

Il se fit un silence de plusieurs minutes pendant lequel les aides continuaient leur lugubre office.

— Citoyens, nous sommes prêts… dit alors la voix sourde et solennelle du vieux Sanson.

Quelques sanglots et quelques gémissements répondirent à cette voix.

— Eh bien, dit Lorin, soit !


Mourons pour la patrie,
C’est le sort le plus beau !…

Oui, quand on meurt pour la patrie ; mais, décidément, je commence à croire que nous ne mourons pas pour le plaisir de ceux qui nous regardent mourir. Ma foi, Maurice, je suis de ton avis, je commence aussi à me dégoûter de la République.

— L’appel ! dit un commissaire à la porte.

Plusieurs gendarmes entrèrent dans la salle et fermèrent ainsi les issues, se plaçant entre la vie et les condamnés, comme pour empêcher ceux-ci d’y revenir.

On fit l’appel.

Maurice, qui avait vu juger le condamné qui s’était tué avec le couteau de Lorin, répondit quand on prononça son nom. Il se trouva alors qu’il n’y avait que le mort de trop.

On le porta hors de la salle. Si son identité eût été constatée, si on l’eût reconnu pour condamné, tout mort qu’il était, on l’eût guillotiné avec les autres.

Les survivants furent poussés vers la sortie.

À mesure que l’un d’eux passait devant le guichet, on lui liait les mains derrière le dos.

Pas une parole ne s’échangea pendant dix minutes entre ces malheureux.

Les bourreaux seuls parlaient et agissaient.

Maurice, Geneviève et Lorin, qui ne pouvaient plus se tenir, se pressaient les uns contre les autres pour n’être point séparés. Puis les condamnés furent poussés de la Conciergerie dans la cour.

Là, le spectacle devint effrayant.

Plusieurs faiblirent à la vue des charrettes ; les guichetiers les aidèrent à monter.

On entendait derrière les portes, encore fermées, les voix confuses de la foule, et l’on devinait à ses rumeurs qu’elle était nombreuse.

Geneviève monta sur la charrette avec assez de force ; d’ailleurs, Maurice la soutenait du coude. Maurice s’élança rapidement derrière elle.

Lorin ne se pressa pas. Il choisit sa place et s’assit à la gauche de Maurice.

Les portes s’ouvrirent ; aux premiers rangs était Simon.

Les deux amis le reconnurent ; lui-même les vit.

Il monta sur la borne près de laquelle les charrettes devaient passer ; il y en avait trois.

La première charrette s’ébranla ; c’était celle où se trouvaient les trois amis.

— Eh ! bonjour, beau grenadier ! dit Simon à Lorin ; tu vas essayer de mon tranchet, que je pense ?

— Oui, dit Lorin, et je tâcherai de ne pas trop l’ébrécher pour qu’il puisse à ton tour te tailler le cuir.

Les deux autres charrettes s’ébranlèrent, suivant la première.

Une effroyable tempête de cris, de bravos, de gémissements, de malédictions, fit explosion à l’entour des condamnés.

— Du courage, Geneviève, du courage ! murmurait Maurice.

— Oh ! répondit la jeune femme, je ne regrette pas la vie, puisque je meurs avec toi. Je regrette de n’avoir pas les mains libres pour te serrer au moins dans mes bras avant de mourir.

— Lorin, dit Maurice, Lorin, fouille dans la poche de mon gilet, tu y trouveras un canif.

— Oh ! mordieu ! dit Lorin, comme le canif me va ; j’étais humilié d’aller à la mort garrotté comme un veau.

Maurice abaissa sa poche à la hauteur des mains de son ami ; Lorin y prit le canif ; puis, à eux deux, ils l’ouvrirent.

Alors Maurice le prit entre ses dents, et coupa les cordes qui liaient les mains de Lorin.

Lorin débarrassé de ses cordes, rendit le même service à Maurice.

— Dépêche-toi, disait le jeune homme, voilà Geneviève qui s’évanouit.

En effet, pour accomplir cette opération, Maurice s’était détourné un instant de la pauvre femme, et, comme si toute sa force venait de lui, elle avait fermé les yeux et laissé tomber sa tête sur sa poitrine.

— Geneviève, dit Maurice, Geneviève, rouvre les yeux, mon amie ; nous n’avons plus que quelques minutes à nous voir en ce monde.

— Ces cordes me blessent, murmura la jeune femme.

Maurice la délia. Aussitôt elle rouvrit les yeux et se leva, en proie à une exaltation qui la fit éblouissante de beauté.

Elle entoura d’un bras le cou de Maurice, saisit