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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à la fois le corps et l’âme.

— Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me demandez le sacrifice de ma vie, songez-y ; tout vieux que je suis, mon existence est encore nécessaire à bien des malheureux ; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devant de la mort, c’est commettre un suicide.

— Ne me refusez pas, mon père, répliqua le chevalier ; écoutez, il vous faut un desservant, un acolyte : prenez-moi, emmenez-moi avec vous.

Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commençait à fléchir.

— Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes devoirs ; j’ai juré la Constitution, je l’ai jurée du fond du cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reine coupable ; j’accepterais de mourir si ma mort pouvait être utile à mon prochain ; mais je ne veux pas manquer à mon devoir.

— Mais, s’écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète ; quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine ; tenez, sur cet Évangile, tenez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Conciergerie pour l’empêcher de mourir.

— Alors, que voulez-vous donc ? demanda le vieillard ému par cet accent de désespoir que l’on n’imite point.

— Écoutez, dit le chevalier, dont l’âme semblait venir chercher un passage sur ses lèvres, elle fut ma bienfaitrice ; elle a pour moi quelque attachement ! me voir, à sa dernière heure, sera, j’en suis sûr, une consolation pour elle.

— C’est tout ce que vous voulez ? demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.

— Absolument tout.

— Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée ?

— Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s’il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j’espère qu’elle vivra, si j’y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation éternelle.

— Non ! non ! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l’esprit de qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d’une semblable imprudence.

— Écoutez, mon père, dit le chevalier avec l’accent d’une profonde douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens et charitables ; pas une amère parole, pas une menace n’est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente, cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur, cependant je suis armé ; voyez, j’ai un poignard.

Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa main tremblante. Le curé s’éloigna vivement.

— Ne craignez rien, dit le chevalier avec un triste sourire ; d’autres, vous sachant si fidèle observateur de votre parole, eussent arraché un serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, les mains jointes, le front sur le carreau : faites que je la voie un seul moment ; et tenez, voici pour votre garantie.

Et il tira de sa poche un billet qu’il présenta à l’abbé Girard ; celui-ci le déplia et lut ces mots :


« Moi, René, chevalier de Maison-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur, que j’ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à m’emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances. En foi de quoi, j’ai signé,

« Maison-Rouge. »

— C’est bien, dit le prêtre ; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas d’imprudence ; ce n’est point assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de la vôtre.

— Oh ! ne songeons pas à cela, dit le chevalier ; vous consentez ?

— Il le faut bien, puisque vous le voulez absolument. Vous m’attendrez en bas, et, lorsqu’elle passera dans le greffe, alors, vous la verrez…

Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant de respect et d’ardeur qu’il eût baisé le crucifix.

— Oh ! murmura le chevalier, elle mourra du moins comme une reine, et la main du bourreau ne la touchera point !