Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et c’était surtout sur les dalles du centre. Un instant même, il s’oublia jusqu’à s’arrêter pour mesurer de l’œil quelque chose comme une distance.

Il est vrai que cette absence dura peu, et qu’il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu’un éclair de joie avait remplacée.

Presque au même instant, un autre patriote, à cette époque chacun avait son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits ; presque au même instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l’impression générale de terreur qu’inspirait le premier occupant, venait croiser sa promenade d’un pas à peu près égal au sien ; de sorte qu’à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.

Le nouveau venu avait, comme l’autre, un bonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et un gourdin ; il avait, en outre, de plus que l’autre, un grand sabre qui lui battait les mollets ; mais, ce qui faisait surtout le second plus à craindre que le premier, c’est qu’autant le premier avait l’air terrible, autant le second avait l’air faux, haineux et bas.

Aussi, quoique ces deux hommes parussent appartenir à la même cause et partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, non pas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur la même ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leur attente fut déçue : les deux patriotes se contentèrent d’échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir le plus petit des deux ; seulement, au mouvement involontaire de ses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.

Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbative jusque-là, s’éclaircit ; quelque chose comme un sourire qui essayait d’être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d’arrêter le second patriote dans la sienne.

À peu près au centre, ils se joignirent.

— Eh pardieu ! c’est le citoyen Simon ! dit le premier patriote.

— Lui-même ! Mais que lui veux-tu, au citoyen Simon ? et qui es-tu, d’abord ?

— Fais donc semblant de ne me pas reconnaître !

— Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c’est que je ne t’ai jamais vu.

— Allons donc ! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l’honneur de porter la tête de la Lamballe ?

Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s’élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simon tressaillit.

— Toi ? fit-il ; toi ?

— Eh bien, cela t’étonne ? Ah ! citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles !… Tu me fais de la peine.

— C’est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon ; mais je ne te connaissais pas.

— Il y a plus d’avantage à garder le petit Capet, on est plus en vue ; car, moi, je te connais, et je t’estime.

— Ah ! merci.

— Il n’y a pas de quoi… Donc, tu te promènes ?

— Oui, j’attends quelqu’un… Et toi ?

— Moi aussi.

— Comment donc t’appelles-tu ? Je parlerai de toi au club.

— Je m’appelle Théodore.

— Et puis ?

— Et puis, c’est tout ; ça ne te suffit pas ?

— Oh ! parfaitement… Qui attends-tu, citoyen Théodore ?

— Un ami auquel je veux faire une bonne petite dénonciation.

— En vérité ! Conte-moi cela.

— Une couvée d’aristocrates.

— Qui s’appellent ?

— Non, vrai, je ne peux dire cela qu’à mon ami.

— Tu as tort ; car voici le mien qui s’avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez la procédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein ?

— Fouquier-Tinville ! s’écria le premier patriote.

— Rien que cela, cher ami.

— Eh bien, c’est bon.

— Eh ! oui, c’est bon… Bonjour, citoyen Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme, ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d’épais sourcils, venait de déboucher d’une porte latérale de la salle, son registre à la main, ses liasses sous le bras.

— Bonjour, Simon, dit-il ; quoi de nouveau ?

— Beaucoup de choses. D’abord, une dénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.

Fouquier attacha son regard intelligent sur le patriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse de ses nerfs.

— Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore ?

— Moi, dit l’homme à la carmagnole.

— Tu as porté la tête de la Lamballe, toi ? fit l’accusateur public avec une expression très prononcée de doute.

— Moi, rue Saint-Antoine.

— Mais j’en connais un qui s’en vante, dit Fouquier.

— Moi, j’en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore ; mais enfin, comme ceux-là demandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j’espère avoir la préférence.