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que, tant les lointains en sont poétiques, tant les groupes en sont pittoresques, tant les contours en sont arrêtés.

Nous quittâmes nos hôtes en leur serrant la main. Le principal personnage, qui nous avait déjà donné un pain à notre arrivée, nous en offrit un second à notre départ ; car ce n’est pas assez, chez cette tribut nomade, que de pourvoir au souper du soir : il faut encore pourvoir au déjeuner du lendemain.

Je demandai son nom au donneur de pain et de sel ; il s’appelait Abdel-Azim.

Que Dieu garde Abdel-Azim !

CHAPITRE XXI.

Bakou.

Au point du jour nous nous réveillâmes et regardâmes autour de nous, cherchant nos Tatars et leurs chameaux : tout avait décampé dans la nuit ; la steppe était aussi déserte que la mer.

Je ne sais rien de plus triste que cette mer sans vaisseaux.

Notre Tatar nous avait fait venir nos chevaux pendant que nous dormions encore ; nous n’avions plus qu’à faire atteler les voitures et partir.

Une vapeur bleuâtre qui flottait sur la terre nous présageait une magnifique journée. À travers cette vapeur passaient, sans avoir l’air de toucher la terre, des bandes de chèvres sauvages si inquiètes, si farouches, si timides, que je ne pus jamais m’approcher d’une d’elles à portée de fusil. Les montagnes étaient roses à leurs cimes, violâtres dans les parties intermédiaires, avec des ombres azurées ; la steppe était jaune d’or ; la mer était d’indigo.

Nous allions la quitter pour ne la revoir qu’à Bakou, cette pauvre Caspienne si déserte, si perdue, si oubliée, si inconnue et probablement si calomniée.

En effet, nous étions arrivés à cet endroit du cap de l’Apcheron où le chemin, qui a suivi les bords de la mer depuis Kisil-Bouroun, tourne brusquement à droite, s’enfonce dans la steppe et laisse le cap s’allonger comme un fer de lance sur la Caspienne.

Les cinq ou six premières verstes que nous parcourûmes d’abord sont plates et appartiennent à la steppe ; puis nous commençâmes à entrer dans ces vagues solides qui constituent les premières ondulations des montagnes : enfin, le mouvement d’ascension et de descente devint plus sensible : nous traversions les dernières croupes du Caucase.

Sur ces plateaux, dans ces vallées dont l’aspect rentre dans celui de nos paysages de Bourgogne, s’élevaient de petits villages dont les cheminées fumaient tranquillement, dont les troupeaux paissaient paisiblement.

Le blé sortait de terre et, de temps en temps, sur la teinte grise de la montagne, jetait un tapis vert irrégulièrement coupé.

Était-ce le caprice qui l’avait coupé ainsi ? était-ce l’exigence d’un voisin qui lui avait donné sa forme ?

En tout cas, c’était la civilisation qui constatait sa présence.

Je poussai un soupir ; depuis si longtemps je n’entendais plus parler d’elle, et je m’en trouvais si bien.

En avions-nous donc fini avec la partie pittoresque et dangereuse du voyage ? Notre Tatar, interrogé, nous rassura sur ce dernier point. Sur l’autre pente du Caucase, entre Schumaka et Noukha, nous serions, sous le double rapport du pittoresque et du danger, servis à souhait.

C’est un étrange compagnon de route que le danger ; on le craint d’abord, on ne demande pas mieux que de l’éviter, puis on se familiarise avec son voisinage, puis on désire sa présence : c’est un excitant qui double la valeur de tout. Il vient, et il est le bienvenu ; puis, peu à peu il s’éloigne, vous quitte et disparaît, et alors on le regrette, on le rappelle, et, dût-on se déranger de son chemin, on est tout prêt à aller là où il est.

Nous fûmes enchantés de ne pas avoir à lui dire adieu, mais seulement au revoir.

Le chemin resta à peu près le même, flottant entre des montées et des descentes, jusqu’à ce que se présenta à nous une montée plus rapide et plus escarpée qu’aucune de celles qui l’avaient précédée ; nous sautâmes à bas de la tarantasse, moins encore pour alléger le tirage des chevaux que pour arriver au sommet de cette dernière colline qui paraissait nous cacher Bakou, et nous escaladâmes sa pente à pied.

Arrivés à son point culminant, nous revîmes la Caspienne, mais entre nous et la mer, que l’on ne voyait, au reste, qu’à une certaine distance de la côte, gisait Bakou, perdu dans un pli de terrain.

Mais bientôt la ville nous apparut comme une surprise : nous avions l’air de descendre du ciel.

Au premier aspect, il y a deux Bakous :

Le Bakou blanc et le Bakou noir.

Le Bakou blanc est un faubourg qui s’est, hors de la ville, presque entièrement bâti depuis que Bakou appartient aux Russes.

Le Bakou noir est le vieux Bakou, la ville persane, la cité des khans, entourée de murailles moins belles, moins pittoresques que celles de Derbent, mais cependant pleines de caractère.

Bien entendu que toutes ces murailles sont faites contre les armes blanches et non contre l’artillerie.

Au milieu de la ville enfermée par les murailles, à leur teinte encore plus foncée que les autres maisons, on distinguait le palais des Khans, le minaret en ruines, la vieille mosquée, et la tour de la Demoiselle, qui baigne ses pieds dans la mer.

Une légende se rattache à cette tour, et lui a donné le nom singulier pour une construction de cette taille et de cette ampleur, de la tour de la Demoiselle.

Un des khans de Bakou avait une fille très-belle ; tout au contraire de la Mirrha antique, qui était amoureuse de son père, ici, c’était le père qui était amoureux de la fille. Celle-ci, pressée par l’auteur de ses jours, et ne sachant comment repousser sa passion incestueuse, fit ses conditions au khan : elle céderait si, comme preuve de son amour pour elle, il voulait lui faire bâtir la plus haute et la plus forte tour de la ville pour qu’elle en fît sa demeure.

Le khan appela à l’instant même des ouvriers et les mit à l’ouvrage.

La tour commença de s’élever rapidement ; le khan ne ménageait ni les pierres ni les hommes.