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le caucase

Nous montâmes dans deux bateaux, et au bout de dix minutes de navigation nous débarquâmes au bord de la forêt.

Je fis expliquer par Grégory à nos rabatteurs comment j’entendais la chasse. Nous nous plaçâmes, le prince, Moynet, Grégory et moi, sur une ligne ; nous donnâmes le commandement de l’aile droite au nouker du prince, le commandement de l’aile gauche à Wasili, dont je reconnaissais de plus en plus l’intelligence, et la chasse commença.

Au bout d’une heure nous avions tué deux lièvres, deux faisans et un chevreuil.

Ainsi la Colchide, où l’on avait tant de peine aujourd’hui à faire un dîner de troisième ordre, avait fourni à la gourmandise de l’Europe un de ses gibiers les plus estimés et deux de ses fruits les plus savoureux.

Jason en avait rapporté le faisan, et Lucullus la pêche et la cerise.

Le faisan reste seul aujourd’hui ; nulle part, sur ma route du moins, je n’avais rencontré le pêcher et le cerisier.

Le comte Woronzoff, — chaque grand homme à sa manie, — le comte Woronzoff, qui était un jardinier de premier ordre, avait fait un magnifique jardin à Poti : les orangers, à ce qu’il paraît, y étaient surtout splendides ; mais dans la dernière guerre les Turcs, qui s’emparèrent d’une partie du Gouriel et de la Mingrélie, le ruinèrent de fond en comble.

On n’a point songé à le rétablir depuis.

Vingt-six ou vingt-huit jardins fondés par lui existent encore en Géorgie.

Nous revînmes à l’hôtel Jacob en triomphateurs, et dès le même jour nous eûmes à notre dîner des côtelettes de chevreuil, un lièvre en civet et un faisan rôti.

Le prince et son nouker n’en revenaient pas : ils fussent restés dix ans chez maître Jacob, que dix ans ils eussent mangé du bélier.

Au milieu de tout cela je travaillais cinq ou six heures par jour, et j’avançais mon Voyage au Caucase, dont cinq volumes étaient déjà faits.

Le prince ne comprenait pas que j’eusse à peu près la même aptitude à manier la plume, le fusil et la cuiller à pot ; cela lui donnait une haute idée de la civilisation d’un peuple où le même homme était à la fois poëte, chasseur et cuisinier.

Je n’avais pas encore vu le lac de Poti, mais je savais qu’à la gauche de l’embouchure du Phase se trouvait un grand lac.

Ce lac, dit-on, est sur l’emplacement même de l’ancienne ville grecque de Phasis : un tremblement de terre l’engloutit et un lac surgit à sa place.

En arrivant, placé que j’étais entre la mer, un fleuve et un lac, ma première demande avait été du — poisson.

On m’avait répondu qu’il n’y en avait pas.

Cette fois, avec une certaine hésitation, je demandai s’il y avait des pêcheurs.

À mon grand étonnement, on me répondit qu’il y en avait.

S’il n’y avait pas de poisson, comment y avait-il des pêcheurs ?

Cela me fut expliqué, lorsque j’y eus mis un peu d’insistance.

Il y avait beaucoup de poisson, au contraire, dans le fleuve, dans la mer et dans le lac ; mais c’était à Poti qu’il n’y avait pas de poisson, de poisson frais du moins.

Les habitants de Poti, habitués à manger du poisson salé qui coûte trois ou quatre sous la livre, n’éprouvent aucun besoin de manger du poisson frais.

C’est une délicatesse d’Européen dont n’ont aucune idée les Asiatiques, qui se repaissent de la première chose qu’ils trouvent, pourvu que cette chose ne soit pas contraire à la loi.

Les pêcheurs pêchent donc du poisson, et beaucoup : mais à peine péché, ils le salent, lui font remonter le Rioné et vont le vendre à Maranne et à Koutaïs.

Je fis venir des pêcheurs, et nous fîmes le marché suivant :

Le lendemain ils pêcheraient pour moi ; à un rouble par heure, du moment où ils auraient jeté leur filet pour la première fois. Je prendrais de leur pêche ce qui me conviendrait, je leur laisserais le reste.

Il fut convenu que l’on partirait à onze heures du matin.

J’avais la nuit et la matinée pour travailler.

Du bâtiment qui devait venir, il n’en avait pas été question ; on n’en attendait plus un que le 1er février, style russe, 13 février chez nous.

À dix heures et demie nous partîmes de la maison Jacob, et après un quart d’heure de marche, marche pendant laquelle nous contournâmes le village de Poti, nous arrivâmes auprès de l’espèce de canal qui met en communication le lac avec la mer.

Là nos pêcheurs nous attendaient ; ils montaient deux barques, et étaient au moins huit ou dix hommes dans chaque.

Une troisième barque, avec deux rameurs, stationnait près du rivage ; cette barque, c’était la nôtre.

Nous ramâmes vers l’est.

Au fur et à mesure que nous avancions, le canal s’élargissait, et nous finîmes par déboucher dans un lac qui pouvait avoir trois lieues de tour. Enfin, lorsque nous fûmes entrés d’une verste dans le lac, les deux barques pêcheuses s’arrêtèrent et préparèrent une immense seine.

L’une des deux barques demeura stationnaire, l’autre continua de marcher en laissant tomber son filet et en décrivant un grand cercle.

Puis, le cercle décrit, elle revint s’appuyer à celle qui était restée stationnaire. Alors, des deux barques, les pêcheurs se mirent à tirer le filet. Ils furent près d’une heure à l’amener à eux.

J’aurais pu borner là ma pêche : il contenait plus de cinquante livres de poisson.

Mais, par plaisir, je demandai un second coup de filet.

Nous recommençâmes.

Cette seconde pêche donna plus du double de la première.

Il y avait deux heures que nous pêchions, je devais deux roubles à nos hommes : je pouvais, pour mes deux roubles, leur prendre cent ou cent cinquante livres de poisson.

Je me contentai d’une carpe de trente livres, de deux magnifiques soudacks et de trois poissons plats qu’on appelle, je crois, des corassins. Quant au reste, nous le laissâmes à nos pêcheurs, enchantés de leur journée.

On passa une corde dans les ouïes de nos poissons et on les