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tout cela, de gigantesques arbres morts tordaient leurs bras blancs et décharnés comme des os de squelettes, et sur ces perchoirs, de grands aigles se tenaient immobiles, jetant de temps en temps un cri triste et perçant.

Le prince, que nous interrogeâmes, nous dit que l’été ces bois étaient magnifiques, seulement ils sont pleins de larges flaques d’eau que les rayons du soleil ne peuvent tarir, n’arrivant pas jusqu’à elles. À chaque pas et de chaque buisson on fait fuir des serpents noirs et verts, fort dangereux, à ce que l’on assure, et des troupeaux de daims, de sangliers et de chevreuils, que personne n’ose aller chasser, attendu que pour les chasser il faut braver à la fois la morsure de la fièvre et celle des serpents.

Ce n’était pas sans raison que les anciens avaient fait de Médée une empoisonneuse : ils avaient confondu climat, princesse, pays dans un seul symbole.

Un des caractères tout particuliers du Phase, c’est l’escarpement de ses bords. L’eau, qui ronge la rive à droite et à gauche, fait ébouler les terres, qui présentent de chaque côté une coupe verticale d’une quinzaine de pieds. Par un temps de verglas pareil à celui dont nous étions dotés, les voyageurs sont littéralement prisonniers sur la rivière.

De quart d’heure en quart d’heure nous demandions combien de chemin nous restait à faire avant d’arriver au village où nous devions dîner, et chaque fois nos Scopsis nous répondaient avec une impassibilité qui m’exaspérait : — Six verstes, cinq verstes, quatre verstes, trois verstes.

Enfin, vers six heures et demie on nous signala le village où nous devions dîner.

Une autre inquiétude me prit, c’était comment nous escaladerions cette espèce de muraille dans laquelle le Phase coule enfermé.

Mes yeux ne quittaient pas la rive et ne s’accrochaient à aucune espèce d’escalier ni même d’échelle.

Nous connaissions déjà assez le pays pour savoir que quand la nature n’y venait pas en aide aux voyageurs, l’homme ne se donnait pas la peine d’y corriger la nature. En effet, c’est bien la peine de creuser un escalier et d’établir une route pour une cinquantaine de voyageurs qui iront par an de Poti à Maranne. Au contraire, s’il n’y a pas d’escalier, le voyageur passera, et les gens du pays ne seront pas dérangés.

C’est tout ce qu’ils demandent, ces braves gens !

Pourquoi se déranger, en effet, pour vendre deux œufs et une vieille poule, c’est-à-dire, à cinquante voyageurs par an, cent œufs et cinquante poules ? Il vaut mieux vendre une belle fille deux cents roubles ou un beau garçon mille piastres. C’est ce que je les soupçonne de faire.

Un de nos hommes sauta à terre et tira le bateau avec la corde, jusqu’à ce qu’il touchât le bord. Le prince Ingheradzé et son nouker se mirent, à grands coups de kangiar, à tailler une espèce d’escalier dans le mur. Ils s’établirent sur les points les plus solides de cet escalier, nous tendirent les mains, et, grâce à eux, nous parvînmes au haut de la berge. À cent pas du fleuve était une maison, ou plutôt une écurie, que nos bateliers nous indiquèrent comme l’hôtel commun des voyageurs.

Il y avait un pied de neige partout ; seulement, sur quelques points mieux exposés au soleil que les autres, la chaleur de midi avait détrempé cette neige, qui était devenue de la boue.

Nous nous acheminâmes vers l’écurie, et nous ouvrîmes la porte.

C’était à faire reculer un Kalmouk.

Un feu brûlait au milieu de cette écurie, dont la fumée s’en allait où elle pouvait, une vingtaine d’hommes de toutes les nations et donnant un spécimen assez exact de la caverne du capitaine Rolando de Gil-Blas, étaient couchés autour de ce feu : une vieille sorcière les servait.

Des chiens étaient couchés près de leurs maîtres, de ces chiens hideux qui tiennent le milieu entre le loup et le renard, et que l’on rencontre en s’approchant de la Turquie.

Des chevaux étaient attachés à la muraille tout autour de l’écurie, hennissant, se battant, ruant, et remis à la raison par leurs propriétaires, qui, à grands coups du knout pendu à leur ceinture, refaisaient la paix entre eux.

Les cochons seuls étaient exclus de cette espèce de communion d’hommes et d’animaux, et c’était une grande injustice, mais on sait que les Turcs, qui ont déjà vaincu leur répugnance pour le vin, n’ont pas encore pu vaincre leur répugnance pour ces animaux.

Nous jetâmes les yeux tout autour de nous. Pas une place n’était vacante, ni autour du feu, ni le long de la muraille.

Chacun s’occupait de son repas : l’un avait fait cuire du gruau sur lequel il versait de l’huile, l’autre faisait cuire une poule sans sel ni poivre dans une marmite, l’autre mangeait un vieux poisson dont un chien de France n’aurait pas voulu. Nous mourions de faim en entrant, cinq minutes après être entrés nous étions rassasiés.

Comme les plus pressés, nous étions entrés les premiers, Moynet et moi ; le prince et son nouker entrèrent à leur tour.

À sa vue, trois des hommes qui bloquaient le feu se levèrent.

C’étaient des serviteurs du prince qui l’attendaient là, comme des chevaux attendent à un relais.

Le prince nous fit signe que nous pouvions prendre la place qu’ils venaient d’abandonner, puis se mit à causer avec eux.

Deux sortirent.

Le prince resta debout. Il était évident que la lenteur de notre locomotion le fatiguait, il avait hâte d’arriver à Poli, il craignait de manquer le frère du prince Bariatinsky.

Nous nous installâmes à la place de ses noukers, sur une poutre qu’à force de bras nous traînâmes près du feu ; cette poutre nous constituait une espèce de prise de possession.

Les hommes du prince n’avaient point recherché cette délicatesse tout européenne, ils s’étaient accroupis sur le sol.

Je laissai Moynet propriétaire de la poutre, je posai mon papack à la place que je désirais occuper, comme on fait au spectacle quand on retient sa stalle, et j’emmenai Grégory.

Il s’agissait de plumer les canards ; on se rappelle que nous étions à la tête de sept ou huit de ces volatiles aquatiques.

Grégory, en sortant, fit un signe à la vieille femme, qui nous suivit. Lui aussi en était arrivé à parler par signes, quoiqu’il fût à la tête de sept ou huit langues, comme nous étions à la tête de sept ou huit canards. Le patois que l’on parlait