Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.
207
le caucase

baissai la main, et au lieu de frapper au visage, comme César à Pharsale, je me contentai de frapper sur les épaules.

Puis je fis passer devant le frère cadet.

Alors la scène changea, non pas de théâtre, mais d’acteur, et nous eûmes le spectacle au lieu de le donner. Timaff et les deux noukers, le traîneau aidant, commencèrent une série de chutes qui, par leurs résultats pittoresques et variés, laissaient bien loin derrière elles les trois chutes naïves que nous avions faites.

Nous en étions à l’enfance de l’art, Timaff et ses deux acolytes en étaient à la perfection.

Au reste, il y eut un moment où, comme si nos trois hiemchicks s’étaient donné la mot, nous nous trouvâmes tous les sept dans la neige.

Cela ne pouvait continuer ainsi ; ce n’était point que nous nous fissions grand mal, mais toutes ces évolutions nous retardaient énormément : nous dételâmes un cheval à chaque traîneau, et sur les trois chevaux dételés, en se faisant des schabraques avec nos touloupes, montèrent Luka et les deux noukers.

À partir de ce moment, les choses allèrent mieux, et à l’exception de Moynet, qui, en traversant un torrent, rencontra une pierre et fut jeté à plat entre dans l’eau, et de Timaff, qui roula dans un précipice, mais eut la chance de se retenir à un arbre, nous arrivâmes sains et saufs à la station.

La nuit s’avançait, mais peu à peu les montagnes s’abaissaient, et nous pouvions croire que chaque descente aboutissait à la plaine ; mais après la descente venait une montée, et sans cesse le terrain plat était renvoyé à la fin d’une autre descente.

Ce jeu de bascule nous occupa plus d’une heure.

Enfin, nous arrivâmes à un bac. Il nous fallut descendre, nos traîneaux ne pouvant passer qu’un à un, à cause du peu de fond de la rivière ; je me préoccupai donc du paysage plus que je ne l’avais fait jusque-là, obligé que j’avais été de me préoccuper de moi-même.

La rivière, en cet endroit, était dominée par une très-haute montagne qu’il nous allait falloir gravir, et cette montagne était couronnée par les ruines d’un vieux château qui dessinait sur la neige ses noires arêtes.

J’appelai Luka, qui présidait à cheval au passage du Quirill, et lui demandai s’il savait quelque chose sur ces ruines.

Il se mit à rire sans répondre ; j’insistai, il parut embarrassé, j’insistai plus fort.

— Nous autres Iméritiens, dit-il, poussé à bout, nous sommes des hommes simples, et dont vous auriez tort de vous moquer, car nous répétons hardiment ce que nous ont dit nos pères.

— Et que vous ont dit vos pères ? lui demandai-je.

— Une espèce de fable impossible à croire.

— Mais enfin, cette fable, quelle est-elle ?

— Vous le voulez ?

— Je vous en prie.

— Eh bien, ils racontent que ce château a été bâti, dans les temps les plus reculés, par un homme venu d’une autre partie du monde, nommé Jason, et dont le but était de s’emparer d’une toison de mouton qui était en or filé. Vous comprenez que je n’en crois rien, mais tous les hommes du peuple en Iméritie vous montreront ces ruines comme celles du château de Jason, et vous raconteront la même fable. Eh bien ! ajouta-t-il, cette histoire d’un mouton à toison d’or ne vous fait pas rire ?

— Pas le moins du monde, vous le voyez, et je connais cette histoire depuis mon enfance.

Luka me regarda avec étonnement.

— En France, me dit-il, on vous a raconté cette histoire ?

— Elle fait partie de notre éducation. Ce fut lui alors qui me regarda d’un air de doute.

— Vous ne vous moquez pas de moi ? me demanda-t-il. Je lui tendis la main, et il vit bien à ma physionomie que rien n’était plus loin de ma pensée qu’une pareille intention.

— Et jusqu’où Jason a-t-il été ? lui demandai-je.

— Jusqu’ici ; ce château est le terme de sa course. D’ailleurs, il fut bientôt forcé de se rembarquer, lui et ses compagnons, chassé qu’il fut par les gens du pays ; seulement, l’histoire ajoute qu’en se retirant il emporta la toison d’or et enleva la fille du roi du pays.

C’était le tour de mon traîneau de passer le bac, je le passai tout en songeant à cette merveilleuse mémoire des peuples qui nous transmettait jusqu’aujourd’hui un fait, histoire ou fable, qui remonte à trente-cinq ans avant la guerre de Troie.

Nous grimpâmes une effroyable montée qui ressemble à ce pont dont nous parle Mahomet et qui n’est pas plus large que le fil d’un rasoir ; j’eus le bonheur de n’y verser que deux fois, et l’adresse de diriger ma chute du côté du rocher.

Une heure après j’entrais dans Koutaïs, la capitale de l’Iméritie, l’ancienne Cotys, et quelques-uns disent l’antique Ea, patrie de Médée.

CHAPITRE LIV.

Koutaissi, Koutaïs, Cotys, Ea.

Nous allons, pendant une page ou deux, nous débattre, comme on le comprend bien, dans les conjectures, et essayer à notre tour de faire revivre pour un instant ce fantôme, dont notre illustre tragédienne madame Ristori nous a si bien offert la réalité.

Koulaïssi, Koutaïs où Cotatis, capitale de l’Iméritie actuelle et autrefois de toute la Colchide, remonte, nous n’avons pas besoin de le dire, à la plus haute antiquité.

Damville prétend que c’est l’ancienne Ea, la patrie de Médée. Si l’on se range à son avis, sa fondation pélasgienne est antérieure de plus de douze cents ans à la naissance de Jésus-Christ, de plus de cinq cents à la fondation de Rome.

Inutile de chercher aucun vestige des constructions de l’ancienne ville, nous voulons parler de la ville antérieure au Christ.

Celle du moyen âge, qui probablement s’était greffée sur la ville antique, était placée sur une montagne à pic, à droite du phare.

La ville actuelle est dans la plaine, à gauche du fleuve ; mieux située pour le commerce, mais mieux située aussi pour la fièvre, c’est un grand village plutôt qu’une ville, une réunion dans un site agréable d’un certain nombre de maisons qui se sont élevées où bon leur a semblé, accrochant chacune