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le caucase

ment pendant cinq ou six pieds, et dans cette ascension nous ne nous maintenions sur nos bagages que par des manœuvres qui eussent fait honneur aux plus habiles équilibristes.

Au milieu d’une montée, nous rencontrâmes des soldats.

Ils échangèrent quelques mots avec nos hiemchicks, qui se tournèrent de notre côté :

— Voilà des soldats, nous dirent-ils, qui prétendent que l’on ne pourra point passer.

— Et pourquoi ne passerions-nous pas ?

— Les trois détonations que nous avons entendues sont des mines que l’on a fait sauter, et non pas des coups de fusil.

— Et pourquoi a-t-on fait sauter des mines ?

— Pour élargir le chemin.

— Eh bien, alors, si le chemin est plus large, il est naturellement plus facile.

— Il sera plus facile demain ou après-demain.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’alors le chemin sera déblayé.

— Il n’est donc pas déblayé ?

— Non, ils n’ont pas pu rester ; le vent est trop fort là-haut.

— Alors, votre avis ?

— Notre avis est de retourner au village et d’attendre que le chemin soit libre.

Je jetai les yeux sur l’endroit où nous étions arrêtés.

— Dites-leur que je veux bien, s’ils peuvent tourner :

Grégory transmit mon assentiment aux hiemchicks, mais ce que j’avais prévu arriva : le chemin était si étroit et si escarpé, qu’il était impossible aux chevaux d’opérer le mouvement nécessaire à la manœuvre qu’ils avaient à exécuter.

— Vous voyez bien qu’il faut que nous allions en avant, dis-je à Grégory, ainsi donc : Pachol ! pachol !

Bon gré mal gré les hiemchiks durent donc continuer leur chemin.

Nous montâmes au pas et si lentement, que deux montagnards qui étaient partis en même temps que nous de Tsippa eurent le temps de nous rejoindre et marchèrent derrière notre traîneau.

Au haut de la montée nous trouvâmes le chemin barré par un éboulement ; la route alors cessait d’être plate, mais formait un talus s’inclinant sur le précipice.

Dans le jour, par un beau temps, en voyant où mettre le pied, on pouvait, à la rigueur, passer ; mais la nuit, par ce vent terrible, par cette neige qui vous fouettait le visage, c’était à donner le vertige.

Les montagnards qui nous suivaient venaient sans doute de travailler au chemin ; ils avaient des pioches.

— Demandez donc à ces braves gens, dis-je à Grégory, s’ils ne peuvent pas nous faire la dedans une espèce de tranchée.

Grégory leur posa la question, ils répondirent affirmativement, et à l’instant même se mirent à la besogne.

Je me haussai sur la pointe des pieds : l’éboulement couvrait en largeur une dizaine de mètres.

— Ils en auront jusqu’à demain, dis-je à Moynet, passons à pied, le traîneau avec ses cinq chevaux passera toujours.

— Passons à pied.

Nous franchîmes l’obstacle en nous accrochant aux racines d’arbres pour ne pas glisser du côté du précipice, et ensuite pour nous maintenir contre le vent, qui paraissait avoir fait pour son compte le pari que nous ne passerions pas.

Si le vent avait parié, il perdit, nous passâmes.

C’était le tour du traîneau.

Nos deux braves montagnards pesèrent sur le côté opposé au précipice, et le traîneau passa.

— Combien de verstes encore, demandai-je aux hiemchicks.

— Dix vertes.

— Eh bien, mon cher Moynet, faites-les si vous voulez en traîneau, je les ferai à pied, moi.

— Pas moi, je suis éreinté.

— Alors, montez, moi je marche ; soyez tranquille, j’irai aussi vite que le traîneau.

Moynet remonta.

Il n’avait pas fait cent pas que je le vis rebondir comme un volant sur une raquette.

Puis je ne le vis plus.

Il avait rencontré un de ces cours d’eau dont j’ai déjà parlé ; ne m’ayant plus là pour le caler, il avait été lancé comme par une catapulte et était tombé à quatre pattes dans le torrent.

Je l’entendis rire et jurer tout à la fois, je fus rassuré.

— Eh bien, remontez-vous sur le traîneau ? lui demandai-je.

— Ma foi non, dit-il, j’en ai assez. Marchons.

Nous marchâmes ; seulement, à chaque pas nous enfoncions d’un demi-mètre dans la neige.

Au bout de deux verstes : — Ah ! ma foi, tant pis, dit-il, je remonte.

J’avais pris le bras de Grégory et nous allions assez sûrement, appuyés l’un sur l’autre ; nous nous trouvions avoir chacun quatre jambes au lieu de deux.

— Prenez le bras de Grégory, lui dis-je, je prendrai celui d’un des deux hommes, l’autre veillera sur le traîneau. La manœuvre s’exécuta, et nous nous mîmes en route.

— Que dites-vous de Virgile ? me demanda Moynet.

— Je dis ce que Gentil disait de Racine, que c’est un polisson.

— Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

C’était Moynet qui poussait cette inquiétante exclamation.

Nous nous arrêtâmes : une immense voûte s’ouvrait sur le chemin pour vomir une masse d’eau qui devait être considérable, si l’on mesurait son importance au bruit qu’elle faisait.

Cette gueule gigantesque ouverte dans la montagne avait un aspect tellement sinistre, que nous nous arrêtâmes, nous demandant cette fois si nous irions plus loin.

Par bonheur, nos montagnards connaissaient l’endroit, ils nous rassurèrent, et l’un d’eux nous donna l’exemple en passant le premier.

Nous en fûmes quittes pour avoir de l’eau jusqu’aux genoux.

Le traîneau passa plus difficilement, à cause des bords escarpés de cette espèce de canal, mais il passa.

Alors la route commença de descendre, et de nouveau nous nous retrouvâmes au niveau du torrent.

H nous restait encore six verstes à faire.

Nous étions littéralement épuisés de fatigue ; nous avions les pieds et les jambes glacés à ne pas les sentir, et la sueur nous coulait en même temps sur le front.

Le vent redoublait, la neige s’épaississait. Il fallait gagner