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le caucase

Nous partions à deux heures de l’après-midi ; mais les deux premières stations étaient faciles, elles se composaient de trente-six verstes, neuf lieues.

Nous espérions les faire pendant le reste de la journée.

À la première station, je m’aperçus que Kalino, qui avait les clefs de toutes mes malles, avait oublié de me les rendre.

Je lui écrivis un mot pour qu’il les remît au courrier de la poste qui partait le lundi soir pour Koutaïs ; il y a deux cent quarante verstes de Tiflis à Koutaïs. Il n’y avait pas de doute que le courrier, qui ne manque jamais de chevaux, nous rejoignît.

J’indique ce détail de clefs, non pas pour fatiguer le lecteur, mais par ce qui va suivre, le lecteur verra de quelle façon les administrations publiques sont servies en Russie.

Je donnai à un Cosaque la lettre alourdie d’un rouble. Il monta à cheval, et partit devant moi pour Tiflis.

Une heure et demie après Kalino devait l’avoir.

Nous nous remîmes en route. À mesure que nous avancions dans la montagne, la neige tombait plus épaisse. La nuit vint, mais comme nous marchions en plaine, elle ne nous empêcha point de gagner la seconde station.

Jusqu’à cette seconde station, nous avions suivi le chemin que nous avions déjà fait pour aller à Wladikawkass, c’est-à-dire qu’à la dix-huitième verste, nous avions traversé le beau pont bâti par le père de Zoubaloff, laissé à notre droite les ruines du pont de Pompée, et derrière nous l’église de Mskett, où sont enterrés les deux derniers rois de Géorgie.

Après la seconde station, nous devions laisser la route de Wladikawkass s’enfoncer à droite dans la montagne, et nous devions, en obliquant à gauche, prendre celle de Koutaïs.

Ce fut ce que nous fîmes le lendemain matin.

Seulement, le maître de poste nous prévint que nous aurions deux rivières à traverser à gué. Au Caucase, on regarde les ponts comme une superfluité, tant qu’un homme n’a pas de l’eau jusque par-dessus la tête, et un cheval jusqu’aux oreilles. Il ajouta qu’avec nous, la tarantasse, déjà chargée de plusieurs caisses, ne pourrait nous passer les rivières, dont en général les bords sont assez escarpés. Il nous fallait donc prendre un traîneau pour alléger la tarantasse.

Nous prîmes un traîneau.

Cela nous faisait trois voitures et neuf chevaux. Heureusement qu’un cheval coûte deux kopecks par verste : c’était soixante-douze kopecks, trois francs à peu près, par lieue.

Consignons ici un détail oublié par moi dans l’autre chapitre.

Au moment de monter en voiture, nous avions reçu une lettre du directeur de la poste qui nous invitait à ne point partir, les communications étant interrompues entre Gori et Sourham, en raison de la quantité de neige qui était tombée.

Nous n’avions pas tenu compte de l’avis.

Nous poussâmes en avant, Moynet, Grégory, — c’était le nom de baptême de notre jeune Arménien, — et moi, laissant la garde des deux voitures, la tarantasse et la télègue, à un bas officier russe, que le maître de poste nous avait priés de conduire à Koutaïs.

En échange du petit service que nous lui rendions, — une personne de plus n’augmentant en rien nos frais de poste, — il nous rendait le très-grand service, lui, le maître de poste, de nous laisser la même télègue jusqu’à Koutaïs, ce qui dispensait à chaque station de décharger et recharger les effets.

De plus, ce bas officier devait nous rendre tous les petits services que nous eût rendus un domestique.

Il s’appelait Timaff.

C’était une singulière créature, physiquement parlant, que le caporal Timaff. Au premier aspect, il paraissait gros et semblait avoir cinquante ans.

À la station du soir, quand il avait ôté ses deux ou trois capotes et sa touloupe, qu’il avait dénoué son bachelik et mis de côté sa casquette, il était maigre comme une arête et n’avait guère plus de vingt-six à vingt-huit ans.

Au moral, c’était un idiot qui, au lieu de nous rendre des services, nous pesa tout le long de la route sur les bras, par son inertie et sa timidité.

Il commença, dès la seconde journée, à nous donner de son intelligence un prospectus qui ne s’est pas démenti.

J’ai dit que nous étions partis devant, le laissant à la garde de notre tarantasse et de notre télègue, qui, plus chargées que le traîneau, et roulant sur des roues au lieu de glisser sur des patins, ne pouvaient nous suivre que de loin.

Notre traîneau allait comme le vent, et malgré le froid piquant qui gelait notre respiration à nos moustaches, nous trouvions cette manière de voyager charmante, relativement à celle de la veille, et nous fîmes une douzaine de verstes en moins de trois quarts d’heure. Mais ces douze verstes faites, nous arrivâmes au bord de la première rivière ; c’était la plus petite et la plus facile à traverser.

Cependant notre hiemchick hésitait, mais sur le mot pachol, répété deux ou trois fois d’une façon impérative, il lança sa troïcka à l’eau, le traîneau y descendit à son tour, en nous donnant une violente secousse et nous couvrant d’éclaboussures. L’eau monta jusqu’à moitié des banquettes, mais à la force des poignets nous nous maintînmes les jambes en l’air. Seulement, au lieu d’essayer franchement et bravement de gravir directement le bord opposé, il prit la pente de biais, le traîneau pencha à gauche, perdit son équilibre et ne fit qu’un seul tas de nos trois personnes.

Par bonheur, nous étions déjà à une certaine distance de la rivière, et au lieu de tomber dans l’eau, ce qui devait arriver, nous versâmes dans la neige.

On se releva, on se secoua, on rit. Chacun reprit sa place, et le traîneau continua sa route avec sa vélocité primitive.

En arrivant à la station de Quensens, nous trouvâmes la seconde rivière ; celle-là était plus sérieuse. Il n’y avait pas moyen de la traverser en tenant nos jambes en l’air ; si haut que nous les tinssions, l’eau eût monté jusqu’au bout de nos bottes.

Nous dételâmes les trois chevaux, nous montâmes chacun sur un cheval, et nous passâmes la rivière.

Puis nous fîmes repasser les chevaux sans nous. L’hiemchick les rattela, et le traîneau passa à vide, mais pas à sec.

Nous n’étions qu’à cent pas de la station, nous fîmes les cent pas à pied.

Devant la porte de la station était toute une collection de télègues et de tarantasses, indiquant que la neige leur avait dit ce que Dieu dit aux vagues : — Vous n’irez pas plus loin.