Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/193

Cette page a été validée par deux contributeurs.
199
le caucase

il quittait tout, même le travail, la première, c’était quand je lui disais : — Allons, Kalino, au bain.

La seconde, c’était quand Torriani l’appelait pour l’emmener… où ? je ne l’ai jamais su.

Les journées s’écoulaient, la neige continuait de tomber tous les matins, fondait à midi, sous un soleil de douze à vingt degrés se congelait le soir sous un froid de huit à dix.

Tout le monde nous disait qu’il nous faudrait renoncer au voyage d’Érivan.

Au fond de mon esprit, ne voulant pas tenir Moynet plus longtemps éloigné de la France, où je lui avais fait manquer son hiver et son exposition, la renonciation était faite, j’étais décidé à gagner directement le Sourham, à traverser l’Iméritie et la Mingrélie, c’est-à-dire l’ancienne Colchide, et à m’embarquer le 21 janvier, style russe, à Poti.

Or, de Tiflis à Poti il y a à peine trois cents verstes, soixante-quinze lieues. J’avais donc pensé qu’en partant le 11 et en ayant dix jours devant moi pour faire soixante-quinze lieues, j’arriverais à temps à Poti.

C’était quelque chose comme sept lieues et demie par jour, et en France, sept lieues et demie se font en une heure.

Nous avons une exécrable habitude à l’étranger, nous autres Français, c’est de toujours dire : en France. Il est vrai que les Anglais disent encore bien plus que nous : en Angleterre.

Il n’y avait donc plus de question que nous assisterions à la bénédiction des eaux, qui avait lieu le 6.

Le 6 arriva, il menait à sa suite une jolie petite gelée de quinze degrés et une brise venant du Kassbeck, laquelle rappelait agréablement ce vent qui coupait le visage d’Hamlet sur la plate-forme d’Elseneur.

J’enfonçai mon papack sur mes oreilles, je mis ma bechemette doublée de peaux de moutons mort-nés de Stararenko [1], je m’enveloppai, par-dessus tout cela, de mon caban russe, et, suivi de Kalino et de Torriani, je m’acheminai vers le pont Woronzoff, seul pont en pierre, ou plutôt en briques, de Tiflis.

Je ne sais pas si c’est ainsi qu’il s’appelle, mais c’est ainsi qu’il doit s’appeler, puisque c’est le prince Woronzoff qui l’a fait bâtir.

Il y a cela d’agréable à Tiflis, comme dans toutes les villes d’Orient, au reste, c’est que, quel que soit le costume dont on s’affuble, si excentrique que soit ce costume, personne ne fait attention à vous. C’est tout simple : Tiflis, rendez-vous de tous les peuples de la terre, paresseuse en vraie Géorgienne qu’elle est, Tiflis aurait trop à faire de s’occuper d’une irrégularité quelconque dans l’accoutrement d’un des cent mille voyageurs turcs, chinois, égyptiens, tatars, kalmouks, russes, kabardiens, français, grecs, persans, anglais ou allemands, qui sillonnent les rues.

Malgré le froid, tout Tiflis s’en allait, descendant des hauteurs et roulant comme une avalanche bariolée vers la Koura.

Tiflis, vaste amphithéâtre, s’élevant sur les deux rives de son fleuve, semblait bâtie pour la solennité qui se préparait. Toute la berge de la rivière était couverte de monde, tous les toits étaient émaillés de toilettes de toutes couleurs ; la soie, le satin, le velours, les voiles blancs brodés d’or, flottaient à ce vent aigu comme s’il eût été une brise du printemps. Chaque maison avait l’air d’une corbeille de fleurs.

La Koura seule protestait contre ces épanouissements printaniers : elle charriait des blocs de glace.

Malgré ces blocs de glace, malgré ce vent qui soufflait de Wladikawkass, malgré enfin les dix ou douze degrés de froid qui faisaient grelotter les spectateurs, quelques fanatiques intrépides, comme doivent l’être des fanatiques, se déshabillaient au bord du fleuve pour s’y précipiter au moment où le métropolitain y plongerait la croix, et pour y laver leurs péchés dans cette eau sainte et glacée.

D’autres, qui voulaient faire participer leurs chevaux au bénéfice de la purification, tenaient leurs chevaux en bride, prêts à monter dessus au moment donné et à se précipiter avec eux dans la Koura.

Toute la garnison de Tiflis, infanterie et artillerie, était rangée en bataille sur l’espace laissé libre par la décrue du fleuve, prête à célébrer par des feux de peloton et une canonnade le moment de la bénédiction des eaux.

Tout à coup on entendit les sons d’une musique militaire, et nous vîmes, du haut du pont, passer sous une des arches délaissées par le fleuve toute la procession.

Elle se composait du clergé et des autorités militaires et civiles. Elle était conduite par le métropolitain sous un dais ; il portait la croix destinée à être plongée dans le fleuve.

Le clergé russe est magnifique à la surface, étole et aumusse. Dans le commencement de notre voyage, nous avons dit ce que nous pensions de lui. — Il s’avançait à pas lents sur les bords de la rivière, où, trempant ses pieds dans l’eau, un pavillon d’azur étoilé d’or s’élevait entre les deux ponts.

Le métropolitain, en longeant le front de l’infanterie, qui présentait les armes à la croix, alla prendre sa place sur le plancher du pavillon, distant de l’eau de vingt-cinq à trente centimètres.

Tout le clergé se rangea autour de lui.

La musique joua un air sacré. Midi sonna. Aux derniers retentissements de la cloche, le métropolitain trempa la croix dans le fleuve.

À l’instant même l’artillerie tonna, la fusillade pétilla, un hurra immense retentit : les nageurs s’élancèrent dans le fleuve, les cavaliers y poussèrent leurs chevaux.

Les eaux étaient sanctifiées, et tous ceux qui avaient eu le courage de se jeter dans le fleuve étaient lavés de leurs péchés.

Aussi je déclare d’avance être décidé à mourir dans l’impénitence finale.

Nous avions été à la rencontre de la nouvelle année, nous avions vu la bénédiction des eaux, Moynet avait fini son dessin, moi, le roman auquel j’étais en train de travailler, le prince Bariatinsky nous invita à dîner pour le 10. Nous résolûmes de partir le 11, dix jours, je le répète, nous paraissant suffisants pour faire soixante-quinze lieues.

Pauvres innocents que nous étions : nous connaissions

  1. Stararenko, romancier distingué et riche propriétaire de la petite Russie, m’avait donné à Pétersbourg, pour me faire une robe de chambre, quatre-vingts peaux de moutons mort-nés.