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le caucase

tais pas le nom tout à l’heure de peur de blesser leur modestie ; mais puisqu’il ne s’agit plus de beauté, je le cite comme celui d’une des plus spirituelles et des plus gracieuses personnes qu’il y ait au monde.

La même invitation avait été faite à Moynet qu’à moi, mais ne connaissant point la dame qui lui était destinée, il laissa à un autre cavalier le soin de la conduire à table, et comme il avait vu dans un coin notre prince Outsmieff de Bakou, il avait fait table à part avec lui.

Vers deux heures du matin on se sépara. Le prince porte le deuil de sa mère qu’il adorait, et n’a plus de réunions officielles que les réunions obligées.

En le quittant, je pris congé de lui malgré ses instances pour me faire rester jusqu’au 6, jour de la bénédiction des eaux, mais ma résolution était bien prise de partir le lendemain matin.

Deux choses empêchèrent cette résolution de s’accomplir.

La première fut qu’il neigea toute la nuit.

La seconde fut que Moynet, qui s’était levé avant le jour, avait la tête prise par une composition représentant le salon du prince Bariatinsky au moment où minuit sonne, où chacun boit à la santé de la nouvelle année et s’embrasse.

Je pensai qu’une esquisse rappelant cette brillante entrée dans l’année 1859 ferait plaisir au prince, et qu’il ferait plaisir à Moynet de la lui offrir, et je fus le premier à proposer de rester.

Moynet, qui n’avait jamais eu un grand enthousiasme pour le voyage de l’Ararat, accepta la proposition et continua son travail.

Le même jour, son aquarelle était esquissée et les deux cents personnages renfermés dans son cadre étaient à leurs places.

Vers dix heures, — nous devions partir à midi, — le colonel Davidoff vint nous dire adieu. Il apprit avec joie notre résolution et y applaudit. Moynet avait besoin, pour donner plus d’intérêt à son dessin, des portraits des principaux personnages. Davidoff se chargea de les lui procurer, et emmena avec lui Moynet pour qu’il fit, séance tenante, un croquis de sa femme.

Je crois avoir déjà dit que madame Davidoff était bien la plus jolie et la plus mignonne princesse Orbélani qu’il y eût au monde. Quand on la voit si petite, si légère, si brillante, on croirait quelle a eu pour berceau un nid de colibri.

Moi, je me remis au travail.

J’avais profité de mon séjour à Tiflis et du bien-être dont m’enveloppait l’hospitalité de Zoubaloff, — le voisinage d’un charmant jeune Milanais, nommé Torriani, les mélodies dont me berçait le baryton du théâtre, qui n’était séparé de moi que par une cloison, — pour écrire une partie de mon voyage et pour puiser deux ou trois romans dans les légendes caucasiennes et dans les travaux trop méconnus, à mon avis, de Bestouje Marlinsky, auquel on n’osa point trouver de talent sous l’empereur Nicolas, parce qu’il eût été irrévérent, sans doute, de trouver du talent à un coupable de haute trahison.

Je tâcherai de réparer en France cet oubli de la Russie, et ce sera à la fois pour moi un devoir et un bonheur.

Je vécus donc en travaillant et dans l’attente de la bénédiction des eaux.

Je dois constater en passant, qu’ayant à peu près tout vu à Tiflis et dans ses environs, je fis là une des plus belles séances de travail que j’eusse faites de ma vie.

Elle était d’autant plus prolongée, que le cuisinier de Finot, maître Paolo le Bergamasque, étant tombé malade, défense absolue lui avait été faite par le médecin de s’approcher de ses fourneaux. C’était nous faire défense en même temps de nous approcher de la table consulaire.

Finot lui-même, par cette consultation, était exilé de chez lui à l’heure des repas. Il les prenait avec Moynet, Kalino et Torriani, chez un Français qui venait d’ouvrir, place du Théâtre, un hôtel et un restaurant du Caucase. — Alors, c’était lui à son tour qui nous faisait visite à onze heures du matin et à quatre heures de l’après-midi.

Ces messieurs s’en allaient déjeuner ou dîner, me laissant à mon travail, et m’envoyaient un plat quelconque de leur table. On me posait, sans me déranger, le plat sur un coin de mon bureau avec un morceau de pain et un verre de vin ; je mangeais et je buvais alors, quand j’y songeais, — entre deux chapitres.

Oh ! la bonne, l’admirable chose que le travail, quand on en a été violemment séparé pendant deux ou trois mois par la locomotion ! J’ai subi bien des privations dans mon voyage ; j’ai manqué de tout quelquefois, même de pain, eh bien, la privation la plus difficile à supporter pour moi a toujours été celle du travail.

Aussi, je nageais en pleine encre ; ce fut au point que bientôt le papier me manqua, mon grand papier bleu de France, celui sur lequel j’écris depuis vingt ans.

C’est une terrible chose pour moi quand ce papier me manque, tant j’en ai pris la sotte habitude. Je suis comme les philologues douteux qui ne savent pas mettre l’orthographe avec une plume d’auberge : je ne sais pas avoir d’esprit sur un autre papier que sur mon papier bleu.

Je courus tout Tiflis pour trouver quelque chose qui se rapprochât de mon format et de ma couleur habituels ; mais le besoin de grand papier bleu ne s’était pas encore fait sentir à Tiflis. Les Géorgiens, plus heureux que moi, n’ont pas besoin de cela pour avoir de l’esprit.

Donc, chers lecteurs, si le roman de Seltanella et la légende du Schak-Dague ne vous plaisent pas, prenez-vous-en au papier d’un blanc jaune, et maladif, sur lequel ils ont été écrits, et non pas à moi.

Je commence à croire que le travail est non-seulement endémique, comme le choléra, mais contagieux comme la peste. Lorsque j’avais pris Kalino à Moscou, j’avais certainement pris, sans lui faire de tort, ou plutôt sans faire de tort aux autres, un des plus paresseux écoliers de l’Université.

Eh bien, peu à peu Kalino avait gagné la maladie du travail. On ne pouvait plus arracher Kalino de sa table, même aux heures des repas. Il prenait la plume au point du jour, la quittait à minuit, traduisant avec acharnement du Lermantoff, du Pouschkine, du Marlinsky, traduisant de l’allemand par occasion et quand il lui en tombait sous la main ; il eût traduit du chinois s’il en eût rencontré. Il n’y avait que deux choses pour lesquelles il était toujours prêt et pour lesquelles