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CHAPITRE XLVIII.

La rencontre de la nouvelle année. — La bénédiction des eaux.

Nous avions arrêté notre départ pour le 29 décembre russe, 10 janvier français, lorsqu’en allant prendre, le 28, congé du prince Bariatinsky, je reçus de lui la déclaration formelle qu’en sa qualité de gouverneur général du Caucase, il s’opposait à mon départ jusqu’au moment où j’aurais été avec lui au-devant de la nouvelle année.

On appelle aller au-devant de la nouvelle année, en Russie, passer dans le même salon la nuit du 31 décembre au 1er janvier, et se trouver l’un près de l’autre quand minuit sonne.

Le prince me priait de transmettre l’invitation à Moynet.

J’objectai le voyage d’Érivan. Le général Kouloubiakine nous attendait pour le 5.

Finot se chargea d’écrire au général Kouloubiakine que j’étais retenu par le prince Bariatinsky, et, charmé de la violence qui m’était faite, je m’inclinai en promettant au prince de rester.

Ce retard compromettait fort mon voyage d’Érivan et la visite que je comptais faire au mont Ararat. Depuis mon arrivée à Tiflis, le temps avait été trop constamment beau pour qu’à l’époque de la saison où nous étions une pareille sérénité du ciel persistât, et un ou deux jours de neige rendraient le voyage impossible, à cause du défilé de Dilegent et des mauvais chemins d’Alexandropol.

Mes prévisions ne me trompaient pas. Le 31 décembre, dans la journée, ce beau ciel d’azur qui nous souriait depuis cinq semaines commença de pâlir et de s’abaisser.

Ce n’était qu’une menace, peut-être serait-elle sans résultat.

À dix heures du soir, heure indiquée pour la réunion, nous descendions à la porte du prince.

L’escalier d’entrée, à droite et à gauche, avait sur chacune de ses marches deux sous-officiers des Cosaques du prince.

Je n’ai jamais rien vu de plus élégant que cette double haie d’uniformes.

Chaque sous-officier était coiffé d’un papack blanc, vêtu d’une tcherkesse blanche, avec des cartouchières or et cerise, et portait à la ceinture poignard et pistolet à poignée d’argent, avec schaska dans son fourreau de maroquin rouge brodé d’or.

Une pareille haie à traverser eût rendu bien triste et bien incolore une de nos réunions en habit noir, mais là elle n’était que la magnifique préface d’un poëme merveilleux.

Les salons du gouverneur général étaient remplis de Géorgiens dans leur costume national, costume magnifique de coupe, de couleur et d’élégance ; de femmes aux robes éclatantes, avec leurs longs voiles brodés d’or, tombant gracieusement du bandeau de velours qui ceint leur tête.

Les armes brillaient à la ceinture des hommes, les diamants au front des femmes. C’était une entrée à reculons dans le seizième siècle.

D’élégants uniformes d’officiers russes, de charmantes toilettes de dames, venues de Paris par l’entremise de madame Blot, complétaient l’éblouissant ensemble.

Quelques costumes noirs seulement faisaient tache sur le brillant bariolage.

Nous étions naturellement, Moynet et moi, deux de ces taches.

Le prince Bariatinsky faisait les honneurs de ses salons avec cette affabilité de grand seigneur que, depuis mille ans, il tient de ses aïeux. Il portait l’uniforme russe, le grand cordon et la plaque de Saint-Alexandre Newski, et la croix de Saint-Georges.

Il était un des plus simplement vêtus de la réunion, et cependant il n’y avait qu’à entrer pour voir qu’il en était le roi, moins encore peut-être par la façon dont les hommages lui étaient rendus que par celle avec laquelle il les recevait.

Inutile d’ajouter que les plus jolies et les plus gracieuses femmes de Tiflis étaient là. Mais disons en passant que, malgré la réputation de beauté des Géorgiennes, il y avait là deux ou trois Européennes, dont je citerais le nom, si je ne craignais pas d’effaroucher la modestie allemande, qui ne le leur cédaient en rien, malgré le désavantage de leurs toilettes modernes.

Jusqu’à minuit, l’on se promena et l’on causa dans les salons. Quelques familiers de la maison s’étaient retirés dans le cabinet persan et y admiraient les belles armes et la magnifique argenterie du prince.

À minuit moins quelques minutes, des domestiques entrèrent avec des plateaux chargés de verres à vin de Champagne, où le vin doré de la Kakhétie étincelait comme de la topaze liquide. C’eût été une profanation de boire à la santé de l’année au-devant de laquelle on allait avec un vin étranger, fût-ce un vin de France.

Je remarquai qu’il y avait à peine un verre pour dix personnes. C’est une habitude en Géorgie de n’avoir qu’un verre ou qu’une goulah pour une seule table, fût-on dix convives ; on boit en général dans de grandes coupes d’argent, dans des cuillers rondes à long manche, comme nos cuillers à servir le potage, au fond desquelles, je l’ai déjà dit, je ne sais pourquoi, est une tête de cerf dont les bois sont dorés et mouvants.

Le premier coup de minuit sonna, le prince Bariatinsky prit un verre, dit quelques mots en russe, qui me parurent un souhait à la longue vie et à l’heureux règne de l’empereur, trempa ses lèvres dans le verre et le passa à la femme qui se trouvait la plus proche de lui.

Ceux qui se trouvaient près des plateaux allongèrent la main, prirent des verres, y trempèrent leurs lèvres à leur tour, et le passèrent à un voisin ou à une voisine, en accompagnant cette action d’un souhait de bonne année.

Puis les amis et les parents s’embrassèrent.

Dix minutes après, on annonça que le prince était servi.

Il y avait à peu près soixante tables dressées ; le prince avait fait lui-même les invitations aux hommes qu’il voulait avoir à sa table, en leur indiquant à quelle femme ils devaient donner le bras. J’avais reçu l’invitation, accompagnée du nom de madame Cap-Fer, femme du gouverneur de Tiflis.

C’était une des trois ou quatre Européennes dont je ne ci-