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le caucase

Il me passa cette mauvaise pensée que nos hiemchicks nous disaient cela pour nous effrayer, de sorte que je leur ordonnai d’aller en avant.

Ils obéirent, mais en nous faisant une dernière recommandation : c’était de garder le silence le plus complet.

Comme je tenais à m’instruire, je leur demandai la raison de cette recommandation.

Ils craignaient, si nous parlions haut, que la vibration produite dans l’air par notre voix ne détachât quelque fragment de neige, lequel, en roulant sur la pente, pouvait rapidement se transformer en une avalanche, laquelle avalanche venant naturellement sur ceux qui l’avaient éveillée, nous engloutirait sans miséricorde.

Il me parut qu’il y avait là dedans un peu plus de superstition que de réalisme : mais j’avais entendu dire la même chose en Suisse, et retrouvant la même croyance à un autre bout du monde, elle me frappa.

D’ailleurs, la croyance plus ou moins profonde, même à une superstition, dépend des circonstances où l’on se trouve. Tel qui ne croit pas au coin de son feu, dans son salon, les pieds sur ses chenets, sa robe de chambre sur le dos et son journal à la main, croit dans une gorge du Caucase, sur une pente de quarante-cinq degrés, au bord d’un abîme, avec de la neige sur la tête et de la neige sous les pieds.

Que nous crussions ou que nous ne crussions pas, nous n’en gardâmes donc pas moins le silence.

Au reste, la prédiction de nos hiemchicks se réalisa : seulement, sans doute pour ne pas nous faire attendre, ce fut vers une heure et non vers deux que le brouillard apparut. Ce fut l’affaire de cinq minutes.

Au bout de cinq minutes, nous ne vîmes plus que le derrière des deux chevaux attelés à notre traîneau.

Les quatre autres chevaux et les quatre bœufs avaient disparu dans la vapeur.

Il faisait sombre et froid ; le vent sifflait avec rage à nos oreilles, et au milieu de cette nuit et de ce sifflement, la seule chose que l’on entendit était le tintement doux et argentin de la sonnette pendue à la dossière du cheval des brancards.

Un instant nous fûmes obligés de nous arrêter. Nos hiemchicks ne répondaient plus de rien s’ils n’allaient pas sonder le chemin.

Le tintement de la sonnette cessa, mais nous entendîmes alors celui d’une cloche d’église qui, du fond de la vallée, montait jusqu’à nous.

Je demandai à l’un de nos hommes d’escorte d’où cette sonnerie si triste, si mélancolique, en même temps si consolante au milieu du désert de neige où nous étions, pouvait venir.

Il nous répondit qu’elle venait d’un village situé au bord de la petite rivière Baïdara.

J’avoue que j’éprouvai une sensation inouïe aux vibrations de cette cloche venant nous trouver au milieu de ce vide affreux, de cet effroyable néant, au milieu duquel nous étions aussi perdus, aussi immergés que si nous eussions été au milieu des vagues roulantes de l’océan.

Mais à ce doux et triste appel de la pitié humaine à la miséricorde divine, le vent répondit par un sifflement plus aigu que jamais ; une épaisse nuée de neige s’abattit sur nous : nous étions en plein orage, au milieu du tourbillon.

Ce qui restait de lumière disparut tout à fait.

Notre escorte se serra autour de notre traîneau. Était-ce pour nous défendre contre la tempête ? était-ce parce que, dans le danger, l’homme cherche naturellement le voisinage de l’homme ?

Je demandai combien de verstes nous restaient à franchir jusqu’à Kobi.

Il nous en restait neuf : c’était désespérant.

Le vent soufflait avec une telle violence, la neige s’abattait sur nous avec une telle intensité, qu’en moins d’un quart d’heure elle avait monté jusqu’aux genoux des chevaux. Il était évident que si nous restions là une heure nous en aurions jusqu’à la poitrine, et deux heures, par-dessus la tête.

Nos hiemchicks ne revenaient pas. Malgré la recommandation qu’ils nous avaient faite de ne point parler, je les appelai à haute voix, mais inutilement ; ils ne répondirent point. Étaient-ils égarés, étaient-ils tombés dans quelque précipice ?

Il est vrai qu’au milieu d’un pareil vacarme, où toutes les lamentations de la nature se mêlent, la voix humaine est bien faible.

Je résolus de voir si ma carabine se ferait mieux entendre que ma voix ; mais à peine eus-je manifesté mon intention, que dix bras s’étendirent vers moi pour m’empêcher d’exécuter mon projet.

Si la voix pouvait déterminer la chute d’une avalanche, à plus forte raison la commotion d’un coup de fusil.

J’expliquai ma crainte à l’endroit de nos hiemchicks, et je demandai s’il y avait dans l’escorte un homme qui, moyennant trois ou quatre roubles, consentît à se mettre à leur recherche.

Deux hommes s’offrirent. J’aimais mieux deux qu’un : l’un au moins, en cas d’accident, pouvait porter secours à l’autre.

Au bout d’un quart d’heure, ils revinrent ramenant les hiemchicks.

Une effroyable avalanche coupait le chemin : c’était celle dont le courrier de la poste avait entendu le bruit.

Il était impossible de conserver même l’espoir d’aller plus loin.

Un conseil fut tenu entre Kalino et moi.

La délibération ne fut pas longue.

À la suite du possible, j’irai où l’on voudra.

En face de l’impossible, l’obstination devient absurdité.

Je donnai l’ordre de retourner à Kaïchaour.

Trois jours après j’étais à Tiflis : on me croyait englouti dans la neige, et l’on ne comptait me retrouver qu’au printemps.

Quant à Tiflis, le temps n’y avait pas changé une minute : la chaleur y était toujours à vingt degrés, le ciel y était toujours d’azur.

Une députation de la colonie française était venue en mon absence demander si j’accepterais de mes compatriotes un dîner et un bal.

Je répondis que dîner et bal seraient accueillis avec reconnaissance.

Le tout eut lieu à la grande satisfaction des invitants et de l’invité, le dimanche 2 janvier 1859, — de notre style.

Les Russes et les Géorgiens sont, comme on sait, de douze jours en retard sur nous.

Je comptais partir le jeudi suivant : mais l’homme propose, et Dieu dispose.