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le caucase

point d’appui à la neige, ou les parois de quelque cabane solitaire bâtie sur des rochers escarpés et inaccessibles. Ces taches noires, au reste, sont le seul moyen qu’aient les voyageurs de se rendre compte des distances, qui autrement se confondent dans le vague. En regardant ces cabanes isolées, en les voyant aux trois quarts couvertes par la neige, sans apercevoir aucune cheminée ni aucun sentier qui y conduise, on pourrait croire qu’elles sont abandonnées par leurs habitants.

Au bas, dans la profonde vallée, lorsqu’on trouve quelque point d’appui, ou que l’on parvient à s’accrocher à quelque chose pour regarder au-dessous de soi, on voit serpenter l’Aragwi, non pas reluisant comme en été, long ruban d’argent déroulé sur le fond sombre de la terre, mais cours d’eau noirâtre, dont la couleur d’acier bruni tranche vivement avec la blancheur de la neige.

La station de Kaïchaour et tous les bâtiments qui l’entouraient étaient complétement couverts de neige ; les toits, du même ton que le reste du paysage, bosselaient cette neige comme des tumuli. Quant aux fenêtres, que le niveau de la neige eût dépassées de plus d’un mètre, il avait fallu faire des tranchées pour que la lumière du jour et l’air arrivassent jusqu’à elles. On eût pu se croire en pleine Sibérie.

Nous nous arrêtâmes à Kaïchaour. Il ne fallait pas songer à aller plus loin ce jour-là : nous aurions été obligés de passer la montagne de la Croix de nuit, et l’on n’osait nous promettre que nous la passerions, même de jour.

Il était trois heures de l’après-midi.

On détela, et comme personne n’osait se hasarder dans la montagne par un pareil temps, nous eûmes pour nous seuls la meilleure chambre de la station. Ce qui n’est pas beaucoup dire.

Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin. Deux ou trois traîneaux étaient passés depuis l’heure de notre arrivée, de sorte qu’il y avait une espèce de chemin tracé.

Grâce à mon paderogni et à un ordre particulier donné par le prince Bariatinsky, on mit à ma disposition une douzaine de bœufs, dix soldats d’infanterie et dix Cosaques.

À peine avions-nous fait deux verstes en sortant de Kaïchaour, que nous rencontrâmes un seigneur ingonche, avec une suite de quatre noukers.

Quatre autres hommes, à cheval comme le seigneur et les noukers, venaient après eux, tenant en laisse six grands et magnifiques lévriers.

Le prince, on m’a dit que c’était un prince, portait l’ancien costume de nos croisés, c’est-à-dire le casque posé à plat sur la tête, avec un réseau de fer pendant tout autour, excepté par devant, la cotte de mailles, la schaska droite et le petit bouclier de cuir.

En effet, nous entrions dans le district ossète de Gouda.

À moins d’être un savant de la force de Klaprott ou de Dubois, il est difficile de reconnaître les Ossètes des Ingonches, leurs vainqueurs.

Les Ingonches ne sont ni mahométans ni chrétiens ; ils ont une religion très-simple.

Ils sont déistes.

Leur dieu s’appelle Dale, mais il n’a autour de lui ni saints ni apôtres. Le dimanche, ils se reposent, et ont un grand et petit carême ; ils font des pèlerinages à certains lieux saints, qui sont presque tous des églises du temps de la reine Tamara. Leur prêtre est un vieillard qu’ils appellent Isanin-Stag (l’homme pur) ; il n’est point marié et fait les sacrifices et les prières.

Les missionnaires russes de la commission ossète se sont donné beaucoup de peine pour essayer de les convertir, mais ils n’ont pu y parvenir.

D’un autre côté, deux frères Ingonches ayant été vendus en Turquie, y embrassèrent le mahométisme et firent un pèlerinage à la Mecque, puis revinrent dans leur pays ; ils y trouvèrent leur mère encore vivante et la convertirent à l’islamisme, qu’ils prêchèrent ensuite à leurs compatriotes.

Mais ceux-ci leur dirent :

— Vous prêchez une religion que vous avez apprise dans votre esclavage ; nous n’en voulons pas. Allez-vous-en, et que l’on ne vous revoie plus dans le pays.

Les deux frères s’en allèrent, et on ne les revit plus.

Les Ingonches empruntent, comme les Kalmouks, leurs noms à des animaux ; les uns s’appellent Poë, ce qui veut dire chien ; Oust, ce qui veut dire bœuf ; Kaka, ce qui veut dire cochon.

Ils épousent cinq, six et même sept femmes, plus à l’aise encore sur ce point que les musulmans, qui n’en peuvent épouser que quatre.

Ils sont divisés en grands et petits Ingonches : les premiers habitent la plaine, les autres la montagne.

Quant aux Ossètes, dont nous avons dit quelques mots, et qui portent, chose qui me frappa tout particulièrement, des bonnets absolument semblables à ceux de nos pierrots, nous fîmes bientôt connaissance avec eux. Ils avaient été mis en réquisition pour déblayer la route, ce qu’ils faisaient en criant, en chantant, en se querellant, en se jetant des pelletées de neige.

Plusieurs voyageurs anciens et modernes ont écrit sur les Ossètes. Dubois a consacré la moitié d’un volume à la recherche de leur origine, mais il avoue qu’il n’a absolument rien trouvé sur eux que dans les auteurs russes, qui n’en savaient pas plus que lui à ce sujet.

Il est incroyable dans quel labyrinthe sans fil s’égarent les savants pris de la rage de prouver une origine. Selon Dubois, les Ossetins ou Ossètes sont les anciens Méothes, ou les mêmes qui étaient autrefois connus sous les noms de Assas, de Jases, de Alasses, et plus tard de Comanes. Il trouve, avec cette persistance de l’homme qui ne peut pas trouver, une certaine analogie entre la langue, les coutumes et les mœurs des Ossètes et des Finnois ; il en déduit que les Estoniens descendent des Ossètes ou du moins sont très-proches parents. Pour arriver à ce résultat, Dubois se lance dans les citations historiques et dans les étymologies probables, et il déclare que les Ossetins sont des Scythes, comme il a prouvé que les Mèdes descendent de Midaï, fils de Japhet.

Les Ossètes, qui habitent près de la grande route stratégique de la Géorgie, gagnent beaucoup d’argent. Mais dépensiers, joueurs et ivrognes, ils sont toujours très-mal vêtus, ou plutôt pas vêtus du tout. Ils vivent dans des cabanes de terre, dans les vieilles ruines des tours, dans des angles de fortifica-