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le caucase

Puis il dîna en homme qui a fait douze verstes à pied et dix à cheval.

Au dessert, la porte s’entre-bâilla doucement, et il vit passer la tête joyeuse de son Géorgien, précédée du nez qui lui servait de phare.

— Ah ! dit-il, vous voilà, mon bon ami ; asseyez-vous, et mangez et buvez.

Le Géorgien balbutia quelques mots, se mit à table, mangea et but.

Il mangeait depuis une heure, il buvait depuis deux et ne se levait pas.

Le prince se leva.

Le Géorgien en fit autant.

Le prince était fatigué et désirait se coucher ; mais, tout levé qu’il était, le Géorgien restait debout.

Le prince lui donna la main et lui souhaita le bonsoir.

Le Géorgien alla jusqu’à la porte, mais à la porte il s’arrêta, :

Décidément il avait à dire au prince quelque chose qu’il n’osait lui dire.

Le prince alla à lui.

— Voyons, lui demanda-t-il, parlez franc, vous voulez me dire quelque chose ?

— Oui, Votre Excellence, je voulais vous dire que lorsque je vous ai rencontré, je vous ai pris pour un pauvre officier russe, mon égal, alors j’ai repoussé les dix roubles que vous m’avez offerts ; maintenant, voilà que vous êtes prince, grand seigneur, riche comme le padishah, il me semble que c’est tout autre chose et que je puis recevoir de vous ce que vous voudrez bien me donner.

Le prince trouva la réclamation juste, seulement, au lieu de dix roubles, il en donna vingt au joyeux Géorgien.

Nous avons raconté cette anecdote, parce que nous la trouvons d’une simplicité charmante et peignant à merveille les mœurs du pays.

J’ai parlé de la route de Tiflis à Wladikawkass, et vice versa, traversant le Caucase dans toute sa largeur, et j’ai répété le dicton commun :

« Avec l’argent dépensé pour cette route, on pourrait paver en roubles le chemin qui conduit de Tiflis à Wladikawkass. »

C’est à Passanaour que commence la nouvelle route qui doit aller directement de Passanaour à Kassbeck, en laissant de côté Kaïchaour et Kobi, c’est-à-dire les deux stations sur lesquelles ou plutôt entre lesquelles tombent les avalanches. Il serait difficile de dire depuis combien d’années on travaille à cette route, qui peut s’étendre aujourd’hui sur une longueur de quinze ou dix-huit verstes, mais qui probablement sera complétement ruinée d’un côté tandis qu’on achèvera l’autre.

Si jamais cette route s’achève, elle sera large, unie, accessible : elle serpentera au milieu de montagnes dont la hauteur n’est point effrayante, dont les rampes ne sont point escarpées, et où, par conséquent, l’on aura peu à craindre les avalanches de neige et les éboulements de roches.

À cinq ou six verstes de Kassbeck, le vallon que suit cette nouvelle route est brusquement coupé par une haute colline qu’il a été impossible de tourner ; on la franchira en faisant des zigzags, comme au mont Axous, ce qui ne raccourcira point la route, mais seulement la fera plus commode.

Pendant la nuit, des nouvelles de la route nous étaient arrivées : depuis trois jours la neige tombait sur les hauteurs, et l’on nous assurait qu’il devait y en avoir au moins cinq à six pieds. Il était impossible de continuer notre voyage en tarantasse ; à peine si la chose serait possible en traîneau.

Nous troquâmes donc notre tarantasse contre un traîneau auquel nous attelâmes cinq chevaux ; on nous prévint que, selon toute probabilité, nous serions obligés de troquer à Kvichett ces chevaux contre des bœufs.

Tout alla bien jusqu’à Kvichett ; nous traversions un pays assez plat, ayant l’Aragwi à notre droite et des coteaux boisés à notre gauche. Bientôt nous traversâmes la rivière et eûmes, au contraire, l’Aragwi à notre gauche et les coteaux à nôtre droite.

Au delà de Kvichett commençait une montée de six verstes, presque à pic, on détela nos chevaux, et l’on attela douze bœufs à notre traîneau. Ces bœufs enfonçaient à chaque pas dans la neige jusqu’au ventre, et tiraient à grand’peine notre traîneau, qui était obligé, pour passer, de déplacer sa largeur de neige.

Cette neige, sur laquelle nous passions les premiers, était extrêmement friable.

Nous n’avions que vingt-deux verstes à faire, c’est-à-dire cinq lieues et demi, et nous mîmes plus de six heures à les faire. Deux fois, nous rencontrâmes des traîneaux. La route était si étroite, qu’il fallait prendre toutes sortes de précautions pour que l’un des deux traîneaux ne tombât point dans le précipice, dont la pente était dissimulée par la neige. Par bonheur, notre position nous autorisait à prendre la droite, et au lieu de pencher sur l’abîme, nous nous collions contre le rocher.

Une fois, les deux premiers bœufs du traîneau qui nous croisait perdirent pied, et les voyageurs furent obligés de s’élancer sur la route ; le conducteur retint ses bêtes je ne sais comment. Leur terreur avait été si grande, que lorsqu’ils se retrouvèrent sur un terrain solide, les pauvres animaux se mirent à trembler de tout leur corps, un des deux même se coucha.

Au fur et à mesure que nous montions, la neige nous paraissait plus éclatante ; aussi, tous ceux que nous rencontrions parlaient-ils de grandes visières pareilles à des abat-jonr de lampes, qui leur donnaient les plus ridicules aspects.

Finot nous avait prévenus de ce phénomène, et, par son conseil, nous nous étions munis de voiles de tulle vert, comme les amazones en portent chez nous pour aller au bois, et les commis voyageurs, à Londres, pour aller aux courses d’Epsom. Ceux qui ne prennent pas cette précaution, ou celle d’allonger leurs chapeaux avec la visière dont nous avons parlé, risquent d’attraper des ophthalmies.

Une fois arrivé à Kaïchaour, il faut s’arrêter et regarder autour de soi, et surtout derrière soi.

Autour de soi l’on a les neiges éternelles, derrière soi les plaines de la Géorgie.

Je ne sais pas quel aspect le paysage prend l’été : l’hiver, il est triste et grandiose ; tout est d’une blancheur éclatante. Nuages, ciel, terre, c’est un vide immense, une monotonie sans fin, un silence de mort.

Les seules taches noires que l’on aperçoive sont des fragments de rochers dont les pics trop aigus ne laissent pas de