Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.
181
le caucase

montagne roide et couverte de bois, et est large à passer deux voitures à peine.

L’Aragwi, à cinq cents pieds au-dessous du voyageur, bouillonne dans un précipice.

À quinze verstes d’Ananour, un ruisseau, le Menesaou, je crois, se précipite d’une vingtaine de pieds et forme une belle cascade.

Ananour est un simple poste de Cosaques d’une quarantaine d’hommes, ne présentant aucune ressource. Par bonheur nous avions avec nous assez de provisions pour atteindre Kobi, en supposant que nous l’atteignissions, ce qui devenait problématique à cause du changement de climat ; depuis Ananour nous étions entrés dans l’hiver, et notre tarantasse roulait sur un pied, un pied et demi, et même deux pieds de neige.

Le prince Bariatinsky, en nous racontant une anecdote qui lui était arrivée, nous avait prévenus de l’obstacle que nous rencontrions.

Un jour qu’il suivait le chemin opposé au nôtre, c’est-à-dire qu’il venait de Wladikawkass à Tiflis, il se trouva arrêté un peu au-dessus de Passanaour par une avalanche qui avait barré le chemin. Pendant qu’on déblayait la route pour faire passer ses équipages, il descendit impatient de son traîneau, et, vêtu d’une simple capote d’officier, une badine à la main, il se mit bravement en route, décidé à marcher tant que ses voitures ne le rattraperaient pas, et, s’il le fallait, à faire toute la route à pied.

La route est un peu longue ; elle est, comme nous l’avons dit, de vingt-deux verstes.

Le prince en avait déjà fait une dizaine et commençait à regarder, mais inutilement, derrière lui si ses voitures arrivaient, lorsqu’il vit déboucher par un des sentiers de la montagne un joyeux Géorgien au nez rouge dénotant le beau buveur, qui s’en venait chantant sur un petit mais vigoureux cheval.

Le prince jeta un regard d’envie sur l’homme, et surtout sur l’animal.

Tout au contraire du Géorgien, le prince venait à pied ; il s’était refroidi dans la neige et il n’avait pas, pour lui souffler une chanson à l’oreille, ce joyeux compagnon qu’on appelle l’ivresse.

Nous sommes obligé de nous servir de ce mot n’en trouvant pas d’autre ; un Géorgien n’est jamais ivre.

Un Géorgien boit à dîner, et sans qu’il y paraisse autrement que par une gaieté plus expansive, ses huit ou dix bouteilles de vin.

Le prince Bariatinsky m’a donné une goulah magnifique ayant appartenu à l’avant-dernier roi de Géorgie : elle contient quatre bouteilles. Le roi la vidait sans reprendre haleine.

Or notre Géorgien eût été bien embarrassé de dire combien de goulahs il avait vidées, mais ce qu’il pouvait affirmer, c’est qu’il était dans cet état de béatitude où le vrai buveur suit le précepte de l’Évangile en aimant son prochain comme lui-même.

Aussi, voyant son prochain qui se promenait dans la neige, une badine à la main, s’approcha-t-il de lui et débuta-t-il par le gamar djoba sacramentel, c’est-à-dire que la victoire soit avec vous.

Le prince répondit : gaghi mardjos, c’est-à-dire avec tous aussi.

Mais comme le prince ne savait guère que ces deux mots de la langue géorgienne, il demanda à l’homme à cheval s’il parlait russe.

— Oui, un peu, répondit le Géorgien.

Et la conversation s’engagea.

Un Géorgien marche toujours la main ouverte et le cœur ouvert, aussi commença-t-il par se raconter des pieds à la tête à son compagnon de voyage.

C’était un tout petit propriétaire comme il y en a tant en Géorgie depuis que les grands ont disparu ; il avait un cheval et six ou huit arpents de vigne. Il avait été invité à une noce dans la montagne, et il venait de la noce. Avant de partir on avait bu le coup de l’étrier, après quoi il s’était remis en route pour retourner à Tiflis.

Le prince le laissa dire ; puis, quand il eut fini :

— Mon ami, lui dit-il, vous devriez bien faire une chose.

— Laquelle ? demanda le Géorgien.

— Vous devriez me louer votre cheval jusqu’à Ananour. Il reste huit ou dix verstes à faire ; ce n’est rien pour vous qui n’êtes pas fatigué, c’est beaucoup pour moi qui en ai déjà fait dix ou douze.

— Louer ! allons donc ! dit le Géorgien, vous prêter, oui.

Et il mit pied à terre en chantant une chanson géorgienne dont le sens est :

Il faut bien s’aider entre frères.

— Mais non, mais non, dit le prince en tirant un billet de dix roubles de sa poche et en essayant de le faire accepter au Géorgien.

Celui-ci le repoussa avec un geste d’une majesté royale, et remettant d’une main la bride au prince et de l’autre lui tenant l’étrier :

— Faites-moi la grâce de monter, dit-il.

Le prince savait que lorsqu’un Géorgien offre, c’est de bon cœur, il monta ; puis, une fois monté, se mit à marcher au pas à côté du cavalier démonté.

— Que diable faites-vous ? lui demanda le Géorgien.

— Vous le voyez, répandit le prince, je vous tiens compagnie.

— Je n’ai pas besoin de votre compagnie, et vous avez besoin, vous, d’un bon feu et d’un verre de vin. Piquez droit sur Ananour, et dans une heure vous, y serez.

— Mais votre cheval ?

— Vous le laisserez dans une écurie quelconque, et vous direz : — Ce cheval appartient à un bonhomme qui me l’a prêté et qui vient derrière. Voilà tout.

— Alors vous permettez ?

— Comment donc ! je vous en prie.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois et partit aussi vite que le chemin permettait au cheval d’aller.

Une heure après, en effet, il était à Ananour.

Là, son dîner l’attendait : là, toute la garnison était sur pied ; là enfin, il retrouvait tous les honneurs dus à son rang.

Le prince se mit à table en recommandant de guetter le Géorgien et de donner double ration d’avoine à son cheval.