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le caucase

Nous avions, en outre, un poëte et un musicien. Le poëte se nommait Evangoul-Evangouloff.

Notre hôte se nommait Jean Kérésélidsé.

Nous étions à peu près douze à table.

La première chose qui me frappa en entrant dans la salle à manger fut une immense jarre, spécimen de celles des quarante voleurs d’Ali-Baba, contenant quatre-vingts à cent bouteilles.

Il fallait la vider.

Un grand tapis était étendu à terre : sur ce tapis étaient posées des assiettes, avec fourchettes, cuillers et couteaux, pour nous habitués à ces délicatesses.

Les convives du pays devaient, selon la vieille coutume patriarcale, manger avec les doigts.

On me donna la place d’honneur au milieu de la table. Le maître de la maison se plaça en face de moi, on mit à ma droite le prince Nicolas, à ma gauche M. Penerepsky.

Le musicien et le poëte se placèrent à l’un des bouts de la table, et le dîner commença.

J’ai pour habitude d’éviter le danger aussi longtemps que je le puis, mais lorsque le moment est venu d’y faire face, je m’arrête et je tiens résolûment aux chiens.

Ce fut ce qui m’arriva dans cette circonstance.

L’homme qui ne boit pas de vin, — ce que je vais avancer aura d’abord l’air peut-être d’un paradoxe, mais deviendra une vérité pour quiconque approfondira la question, — l’homme qui ne boit pas de vin a, au moment de la lutte, un grand avantage sur celui qui en boit.

C’est que celui qui en boit a toujours au fond du cerveau un reste d’ivresse de la veille à laquelle se soude l’ivresse du jour.

Tandis que celui qui ne boit que de l’eau arrive avec une tête ferme et saine qu’il faut d’abord que le vin mette au niveau de celles des buveurs.

Eh bien, avec le vin de Kakhétie, c’est toujours l’affaire de cinq ou six bouteilles.

Combien en vidai-je pour mon compte, au milieu des gammes du musicien et des gargouillades du poëte, qui mangeaient et buvaient entre leurs improvisations ?

Je ne saurais le dire, — mais il paraît que ce fut majestueux, — car, le dîner fini, il fut question de me délivrer un certificat constatant ma capacité non pas intellectuelle, mais métrique.

La proposition fut acclamée, on prit un morceau de papier où chacun mit son attestation et sa signature.

Le maître de la maison ouvrit la marche par ces trois lignes :

« M. Alexandre Dumas est venu dans notre pauvre rédaction, et y a accepté un dîner où il a pris du vin plus que les Géorgiens.

» 1858, 28 novembre (vieux style).

» Jean Kérésélidsé,
» Rédacteur du journal géorgien l’Aurore. »

Après l’attestation de l’amphitryon venait celle du prince Nicolas, conçue en ces termes :

« J’ai assisté et je suis témoin que M. Dumas a pris plus de vin que les Géorgiens.

» Prince Nicolas Tchawtchawadzé. »

Quant au poëte, ce fut un simple madrigal qu’il me fit, et non une attestation qu’il me donna.

Voici la traduction du madrigal géorgien :

« Notre adoré poëte est venu,

» C’est comme si l’empereur était arrivé.

» Civilisateur de l’esprit,

» Il est la gaieté de la Géorgie. »

Quant aux autres certificats, je renvoie mes lecteurs à l’original que je tiens à leur disposition, attendu qu’ils sont en géorgien, en russe et en polonais.

Nous avons dit que les Géorgiens étaient, sous le rapport des charmants défauts dont les avait doués la nature, les élus de la création.

Nous avons dit qu’ils étaient prodigues. Ils portent avec eux la preuve de cette prodigalité : tous les Géorgiens sont ruinés ou à peu près.

Il est vrai que le gouvernement russe les a puissamment aidés dans cette œuvre.

Nous avons dit qu’ils étaient les premiers buveurs du monde. La politesse qu’ils ont eue de me signer un certificat ne saurait nuire à leur réputation : leur certificat, comme beaucoup des nôtres, est probablement un certificat de complaisance.

Nous avons dit qu’ils étaient braves.

Quant à cela, nul ne le leur conteste, même les plus braves d’entre les Russes. On cite d’eux des traits de bravoure d’une simplicité merveilleuse.

Dans une des expéditions que faisait le comte Woronzoff, on arriva en vue d’un bois que l’on croyait gardé par les montagnards.

— Qu’on pointe deux canons chargés à mitraille sur le bois, dit le comte, que l’on fasse feu, et nous verrons bien si le bois est gardé.

— À quoi bon perdre du temps et de la poudre, Excellence ? dit un prince Eristoff qui se trouvait là ; je vais y aller voir,

Et il mit son cheval au galop, traversa le bois dans un sens pour aller, le traversa dans l’autre pour revenir, et, en revenant, dit avec une simplicité antique :

— Il n’y a personne, Excellence.

Mais outre les qualités que nous venons d’énumérer, les Géorgiens en ont une dont nous n’avons pas parlé, et dont nous ne voulons pas leur faire tort.

Ils ont des nez comme on n’en a dans aucun pays du monde.

Marlinsky a fait une espèce d’ode sur les nez géorgiens. Nous la citerons, n’ayant pas l’espoir de faire mieux que lui.

Avez-vous jamais réfléchi, chers lecteurs, à l’admirable chose qu’est un nez ?

Un nez ? — Oui, un nez.

Et comme un nez est utile à tout individu qui lève, comme dit Ovide, son visage au ciel ?