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CHAPITRE XLVI.

La Géorgie et les Géorgiens.

Lorsque j’arrivai à Tiflis, je crus, je l’avoue, arriver dans un pays à demi sauvage, à quelque chose en grand comme Noukha ou comme Bakou.

Je me trompais.

Grâce à la colonie française, composée en grande partie de couturières, de marchandes de modes et de lingères de Paris, les dames géorgiennes peuvent, à quinze jours près, suivre les modes du Théâtre-Italien et du boulevard de Gand.

Au moment où j’arrivai dans la capitale de la Géorgie, on s’occupait fort d’une chose. La princesse G… avait rapporté un corset plastique, et sa taille, déjà charmante, avait tellement gagné à cette nouvelle invention, que c’était chez madame Blot une véritable queue pour qu’elle écrivit à madame Bonvalet, afin d’en faire venir tout un chargement.

En ma qualité de Parisien, je fus interrogé sur cette curieuse invention, qu’il était impossible, m’assurait-on, que je ne connusse pas.

Ne me demandez pas, chers lecteurs, comment je connaissais les corsets de madame Bonvalet, car je ne pourrais pas vous le dire ; mais tant il y a, qu’au milieu des études que le hasard m’avait fait faire quelque temps avant mon départ, se trouvait celle des corsets plastiques.

Je crus que je serais obligé de faire un cours public.

J’en fus quitte pour une note que je rédigeai et que je fis mettre dans le journal l’Aurore. J’expliquais dans cette note qu’au moyen du moulage sur nature de quatre ou cinq cents femmes, on en était arrivé à obtenir une classification méthodique du torse féminin, se réduisant à huit types, dans chacun desquels les femmes de tous les pays et de toutes les races trouvaient un corset suivant les règles les plus rigoureuses de la statuaire.

Cette note, insérée dans ce journal, eut des suites graves : toute la rédaction en corps vint m’inviter à un dîner géorgien.

Or, si l’on sait à Tiflis ce que c’est que les corsets de Paris, je doute que l’on sache à Paris ce que c’est qu’un dîner à Tiflis…

Un dîner géorgien, bien entendu.

Un dîner géorgien, c’est un repas où l’on mange n’importe quoi. La nourriture est la partie la moins importante du repas, qui se compose surtout d’herbes fraîches et de racines.

Quelles sont ces herbes et ces racines ? je n’en sais rien : des salades sans huile et sans vinaigre, des ciboules, de la pimprenelle, de l’estragon et des radis.

Mais quant à la partie liquide, c’est autre chose.

Là-dessus je puis vous renseigner.

Un dîner géorgien est un repas où les petits buveurs boivent leurs cinq ou six bouteilles de vin, et les grands leurs douze ou quinze.

Quelques-uns ne boivent même pas à la bouteille, ils boivent à l’outre ; ceux-là vont à vingt ou vingt-cinq bouteilles.

C’est en Géorgie une gloire de boire plus que son voisin. Or, la moyenne du voisin, c’est toujours une quinzaine de bouteilles.

Dieu, qui mesure la rigueur du vent en faveur de l’agneau nouvellement tondu, a donné aux buveurs géorgiens le vin de Kakhétie, c’est-à-dire un vin charmant, qui ne grise pas, ou plutôt, entendons-nous bien, qui ne monte pas au cerveau.

Aussi les Géorgiens ont été humiliés de pouvoir boire leurs dix ou douze bouteilles sans se griser. Ils ont inventé un récipient qui les grise malgré eux, ou plutôt malgré le vin.

C’est une espèce d’amphore que l’on appelle une goulah.

La goulah, qui est en général une bouteille à gros ventre et à long goulot, emboîte le nez en même temps que la bouche, de façon qu’en buvant on ne perde non-seulement rien du vin, mais rien de sa vapeur.

Il en résulte que tandis que le vin descend la vapeur monte, de sorte qu’il y en a pour tout le monde : pour l’estomac et pour le cerveau.

Mais à part la goulah, les buveurs géorgiens ont encore une foule d’autres vases des formes les plus fantastiques :

Ils ont des courges à longs tuyaux ;

Des cuillers à soupe au fond desquelles, je ne sais pourquoi, il y a une tête de cerf en vermeil dont les bois sont mobiles : elles s’appellent quabi ;

Des coupes larges comme des soupières ;

Des cornes montées en argent, longues comme la trompe de Roland.

Le moindre de ces récipients contient une bouteille, qu’il faut toujours boire d’un seul coup et sans se reprendre.

D’ailleurs, le convive géorgien ou étranger qui s’assied, je me trompe, qui s’accroupit à une table géorgienne, toujours maître de ce qu’il mange, n’est jamais maître de ce qu’il boit.

C’est celui qui lui porte un toast qui décide de la capacité de son estomac.

Si le toast est porté avec une goulah pleine, avec une courge pleine, avec une quabi pleine, avec une coupe pleine, avec une corne pleine, celui qui accepte le toast doit vider jusqu’à la dernière goutte la goulah, la courge, la coupe, la quabi ou la corne.

Celui qui porte le toast dit ces paroles sacramentelles :

Allah verdi.

Celui qui accepte le toast répond :

Yack schioldi.

Ce défi lancé, il faut boire ou crever.

Un Géorgien regarde comme un grand honneur d’être cité comme un ivrogne de première force.

Lorsque l’empereur Nicolas vint au Caucase, le comte Woronzoff lui présenta un prince Eristoff, en lui disant :

— Sire, j’ai l’honneur de vous présenter le premier ivrogne de toute la Géorgie.

Le prince s’inclina modestement, mais plein de satisfaction.

Qu’on juge donc, moi qui ne bois que de l’eau, de quelle torture j’étais menacé en acceptant un dîner géorgien.

Je n’en pris pas moins bravement mon parti.

J’arrivai à l’heure dite.

Pour me faire honneur, on avait rassemblé deux ou trois buveurs renommés, — et entre autres le prince Nicolas Tchawtchawadzé et un Polonais nommé Joseph Penerepsky.