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le caucase

pereur, auquel on travailla pendant trois ans, et qui coûta cinq cent mille roubles, fut élevé dans le défilé du Darial et inauguré en grande pompe.

Un matin, il fut enlevé comme un fétu de paille.

Deux autres ponts près de Gori, sur la Koura, subirent le même sort. Ces deux ponts avaient été confiés à un Anglais nommé Keill, moitié menuisier, moitié mécanicien.

Lorsque nous passâmes à Gori, il n’en restait plus de vestiges.

Ajoutons que le gouvernement n’alloue aux communications qu’une somme assez faible, soixante ou quatre-vingt mille roubles.

On travaille beaucoup, mais sans résultats, et j’ai à peu près entendu dire à tout le monde, à Tiflis, que si l’on réunissait l’argent dépensé depuis cinquante ans pour le chemin de Wladikawkass à Tiflis, on pourrait paver ce chemin en roubles.

Au reste, nous allons faire ce chemin, et nos lecteurs jugeront de l’état dans lequel il se trouve.

Disons, en attendant, que chaque année trois sortes d’avalanches battent cette route : avalanches de neige, avalanches de pierres, avalanches d’eau.

Dans la plaine, ce sont des inondations, toujours capricieuses et inégales, qui délayent le sol et submergent des provinces entières.

J’ai littéralement laissé un cheval dans les boues de la Mingrélie, et de peu s’en fallut que j’y restasse moi-même.

Pour établir des communications dans un pareil pays, il faudrait des travaux romains et des constructions cyclopéennes ; il faudrait de grandes mises de fonds, des ingénieurs d’une véritable science et surtout encore, chose qui manque en Russie, d’une scrupuleuse probité.

On a toujours voulu la conquête, et l’on a toujours reculé devant le vrai, le seul moyen de conquérir.

La guerre coûte à la Russie plus de cent millions.

Et trois cent mille francs sont alloués aux communications.

Aussi ne communique-t-on pas.

Le comte Woronzoff avait jugé les routes chose de première nécessité, mais l’on jugea la guerre plus nécessaire que les routes.

Il reçut l’ordre de pousser la guerre contre les rebelles avec activité, et cela selon un plan de campagne élaboré à Pétersbourg sous les yeux mêmes de l’empereur.

Il ne s’agissait de rien moins que d’une expédition définitive ayant pour but de cerner Chamyll, de pénétrer dans sa résidence, d’écraser la révolte et de soumettre tous les montagnards du Daghestan.

Sur le papier c’était un plan admirable.

Mais on avait compté sans la nature.

— Dites à Chamyll, avait crié de sa voix toute-puissante l’empereur Nicolas, que j’ai assez de poudre pour faire sauter le Caucase.

La gasconnade avait produit son effet, elle avait fait rire Chamyll.

L’empereur n’avait pas voulu en avoir le démenti, il avait ordonné cette fatale expédition connue et célèbre aujourd’hui encore sous le nom de l’expédition de Dargo. C’était d’autant plus insensé que jamais le comte Woronzoff n’avait été du côté du Caucase, et que les points sur lesquels il devait agir lui étaient complétement inconnus.

Cette expédition est tout une Iliade, qui eût eu son Homère si Pouschkine et Lermantoff n’eussent pas été tués. Les assauts de Gergeleil et de Salty, la marche dans les forêts sauvages de l’Avarie, l’occupation de Dargo, résidence de Chamyll, le massacre d’un régiment de trois mille hommes envoyé pour chercher du biscuit, enfin le salut de la troupe expéditionnaire, au moment où elle allait succomber jusqu’au dernier homme, tout cela constitue les phases d’une épopée tout à la fois terrible et admirable.

L’expédition de Dargo n’eut qu’un résultat, celui de faire comprendre et apprécier le caractère du prince Woronzoff ; les soldats, qui l’appelaient Porto-Franco, à cause des idées libérales et progressives qu’on lui connaissait, à cause du port franc d’Odessa, sans savoir, d’ailleurs, le sens d’un mot qu’ils répétaient pour l’avoir entendu dire, s’enflammèrent pour lui d’enthousiasme quand ils virent ce noble vieillard, toujours calme, égal, affable, supportant les privations de tout genre et les dangers les plus imminents, et tout cela d’un visage non-seulement impassible, mais riant. Il fut assailli avec son escorte à la lisière d’un bois, et lui qui, à la Moskowa, avait tenu tête à Napoléon Ier, fut obligé de mettre la schaska à la main pour repousser des bandits tchetchens. Au bivac, entouré d’ennemis, au milieu des coups de fusil qui éclataient à chaque instant et qui venaient tuer des soldats à dix pas de lui, il dictait des lettres à son secrétaire, soutenant, selon son habitude, une volumineuse correspondance ; écrivant en France qu’on lui envoyât des ceps de vigne de la Bourgogne, demandant des robes et des chapeaux pour sa femme, faisant jouer la musique, pour couvrir le bruit de la fusillade et tâcher de faire oublier aux soldats leur faim, faisant enfin brûler tous les bagages de l’armée, en commençant par les siens, et mordant, comme Charles XII, dans un morceau de pain sec et dur.

Tout son corps d’armée allait périr de famine, lorsqu’après des efforts inouïs, il opéra sa jonction avec le détachement du général Freytag, qui apportait des vivres et le salut.

Aussi commença-t-il son rapport par ces mots :

Les ordres de Votre Majesté ont été exécutés.

Puis venait la liste des désastres arrivés en exécutant ces ordres.

C’était surtout de la colonie française que le comte Woronzoff était adoré. Il savait le nom, il connaissait la profession de tous nos compatriotes, et jamais il n’en rencontrait un seul sans l’arrêter et lui demander, avec un accent d’intérêt qui allait au cœur du pauvre exilé, des nouvelles de ses affaires et de sa famille.

Aussi, comme nous l’avons dit, le nom de comte Woronzoff est-il au Caucase dans toutes les bouches.

J’ai été trop bien reçu par le prince Bariatinsky pour entreprendre de faire son éloge, ou même de dire sur lui la simple vérité ; on croirait que je veux essayer de m’acquitter envers lui, tandis qu’au contraire je tiens à lui être reconnaissant.