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le caucase

C’était un Allemand pédant, têtu, formaliste, sans position sociale, sans fortune, sans crédit ; son administration fut courte et désastreuse ; les troupes russes essuyèrent des échecs sérieux : la Tchetchenia et l’Avarie se révoltèrent. Le pays était menacé d’un embrasement général. Ce fut alors que l’empereur Nicolas pensa au comte Woronzoff, qui avait tout ce qui manquait au général Neidhart : grand nom, grande fortune, grande réputation, grand air.

Disons quelques mots du prince Michel Woronzoff, feld-maréchal, lieutenant de l’empereur au Caucase, gouverneur général de la Nouvelle-Russie et de la Bessarabie.

Ce fut peut-être, avec le prince Bariatinski, — mais la chose était plus difficile pour le premier que pour le second, — ce fut le seul peut-être des hommes d’État russes qui sut garder, au milieu des hautes fonctions qu’il occupait, une certaine indépendance. Il avait ce culte traditionnel chez le Russe pour l’élu du Seigneur. Il voyait dans l’empereur la consécration du droit divin ; mais hors de cette croyance, ou plutôt de cette habitude, il n’accordait rien aux menées et aux bassesses qui constituent la vie des cours.

Il dut cette indépendance à trois causes :

Sa fortune, son éducation, son caractère.

Fils du prince Siméon Woronzoff, ambassadeur de Russie à Londres, il fut élevé en Angleterre et conserva toute sa vie ces habitudes minutieuses d’ordre, cette régularité dans les détails de la vie, ce soin de la dignité personnelle où les Anglais puisent leur grandeur. Riche d’un patrimoine immense, le comte Woronzoff devait encore hériter de son oncle Alexandre, grand dignitaire de l’empire.

À vingt ans, le jeune Michel Woronzoff était lieutenant aux gardes et chambellan. Son père et son oncle, voulant en faire un homme, l’envoyèrent au Caucase ; c’était le moment où la Géorgie venait d’être incorporée à l’empire russe par l’empereur Alexandre.

Le prince Tsizianoff était alors gouverneur du Caucase.

C’était un homme irascible et capricieux, mais doué d’un véritable génie militaire et administratif. Il fut médiocrement flatté de se voir gratifié d’un jeune chambellan, qu’il supposait un héros de salon, un lion à la mode. — Il écrivit, pour s’en débarrasser, une lettre qui devait prévenir l’arrivée du jeune homme. Comme la lettre d’Agamemnon — qui se croisa avec Clytemnestre, — celle du prince Tsizianoff se croisa avec le comte Michel.

Une fois arrivé, il était impossible de le renvoyer : la chose se passait en 1803.

Le nouveau venu fit ses premières armes au siége du chef-lieu du khanat de Ganja, qui fut depuis Élisabethpol. Il s’y distingua par son courage, et emporta de la mêlée le jeune Kosliareffski, qui venait d’être blessé, et qui devint plus tard le héros du Caucase.

Le prince Tsizianoff comprit à la première vue que ce jeune chambellan était un homme, et un homme qu’il fallait conserver à la Russie. Craignant qu’il ne se fît tuer au siége de Ganja, il l’envoya à la ligne lesguienne, en le confiant au brave général Goulianoff, qui y commandait un détachement. Mais quelques jours après l’arrivée du jeune homme, il y eut avec les Lesguiens, dans une vallée au-dessus de Zakalaty, un engagement désastreux. Goulianoff fut tué, et une partie des troupes russes fut poussée dans un précipice.

Michel Woronzoff fut précipité comme les autres, et perdit dans sa chute une boussole à son chiffre, et qui lui fut rendue cinquante ans plus tard, lorsqu’il était vice-roi du Caucase.

Après l’échauffourée de Zakalaty, dont il se tira par miracle, Michel Woronzoff prit part à une campagne contre Erivan, en qualité de brigadier-major ; il fut en outre employé par le prince Tsizianoff, qui avait fini par le prendre en grande amitié, dans une mission épineuse auprès du roi d’Iméritie Salomon, qui, tantôt abdiquait au profit de la Russie, et tantôt prenait ouvertement les armes contre elle.

Le prince Tsizianof ayant été assassiné, le comte Woronzoff revint en Russie.

Ici le Caucase le perd de vue.

À Borodino, il commandait une division qui fut écharpée ; lui-même fut blessé et se retira dans un de ses châteaux dont il fit à ses frais un grand hôpital, et où il se fit soigner avec les autres blessés russes.

En 1815, il commanda le corps d’armée qui resta en France, et paya de ses deniers deux millions de dettes contractées par ses officiers.

On ignore si cet argent lui fut jamais remboursé par l’empereur Alexandre.

Quelque temps après, il épousa la fille de la comtesse Braniska, nièce du fameux Potemkin, qui mourut au bord d’un fossé entre ses bras, et devint, par ce mariage, un des plus riches propriétaires de la Russie.

En 1826, — je cite de mémoire, et peut-être me trompé-je d’un an ou deux, — en 1826, je crois, il fut nommé gouverneur général de la Nouvelle-Russie et s’établit à Odessa, que le duc de Richelieu avait créée, et dont il fit la cité commerciale et florissante telle qu’elle est aujourd’hui. Ce fut lui qui créa les magnifiques établissements vinicoles de la Crimée méridionale, qu’il convertit en un vaste jardin rempli de villas délicieuses.

Distrait de ses occupations administratives par un commandement qu’il reçut pendant la guerre de Turquie, en remplacement du prince Menchikoff blessé devant Varna, le comte Woronzoff prit Varna et revint à son poste.

Enfin, en 1845, il fut nommé vice-roi du Caucase. — Et toute la Russie acclama sa nomination.

Il débarqua à Redoute-Kalé et fut reçu avec enthousiasme par les pittoresques populations des bords de la mer Noire.

Son premier mot, en arrivant, fut de promettre des routes.

Il promettait ce que tout nouveau vice-roi promet, — mais ce que nul, malheureusement, ne tient.

Et en effet, deux choses s’opposent à l’établissement de ces routes.

La première, — mais on comprendra que nous n’admettions pas une pareille raison, — la première est la configuration du sol.

La seconde, la réelle, l’attention exclusive donnée à la question militaire.

Avouons cependant que la fougueuse énergie du système des eaux est, au Caucase, un fléau terrible.

Un pont en granit, pont dont la première pierre avait été solennellement posée par le grand-duc héritier, aujourd’hui em-