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le caucase

Lui resta à Tiflis, et l’on ne sait par quelle faiblesse jusque-là inconnue de ce grand cœur, indécis et hésitant.

Une anecdote donnera une idée de la pénétration des Asiatiques.

Un des petits sultans des provinces tatares soumises vint le voir. — Yermoloff le reçut d’une façon très-affable, — trop affable même, — lui faisant signe de s’asseoir près de lui.

Le petit sultan s’assit, et immédiatement se mit à rassurer le général en chef sur les éventualités de la guerre.

Alors Yermoloff, comme un lion piqué par une abeille, releva la tête.

— Et d’où penses-tu, lui demanda-t-il, que je suis inquiet ?

— Oh ! répondit le petit sultan, si tu n’étais pas inquiet, tu ne m’aurais jamais permis de m’asseoir devant toi.

Yermoloff vit encore. J’ai vu son portrait chez le prince Bariatinsky. Ses longs et épais cheveux blancs lui donnent l’aspect d’un vieux lion. Il fait de l’opposition, se cramponne à sa popularité, et ne peut se consoler de s’être arrêté à mi-chemin de son admirable carrière.

L’empereur Alexandre mourut, l’empereur Nicolas monta sur le trône, et tout changea.

L’empereur Nicolas, au milieu de grandes qualités trop exaltées autrefois, trop contestées aujourd’hui, avait un besoin de despotisme qu’il voulait exercer n’importe à quel prix : toute l’Europe, pendant trente ans, dut plier selon son caprice, et ce fut une des plus reprochables erreurs du règne de Louis-Philippe, de s’être laissé imposer par sa fausse puissance. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on prêtait à l’autocrate des plans d’ambition qu’il n’avait jamais eus, et que toutes ses roideurs n’avaient pour but que de satisfaire son capricieux orgueil. Toute résistance à son pourvoir était un crime impardonnable à ses yeux. Aussi, sous l’empereur Nicolas, les montagnards ne furent plus des ennemis, mais des rebelles.

À partir de son avénement au trône, il fut défendu de traiter avec eux ; ils durent se soumettre sans restriction : leur bien-être ressortirait de leur soumission du moment qu’ils deviendraient les sujets de l’empereur Nicolas.

Beaucoup se soumirent, néanmoins ; mais le bien-être ne vint pas.

Tout au contraire, des employés ignorants, grossiers, concussionnaires, leur rendirent odieuse la domination russe. De là les défections de Hadji-Mourad, de Daniel-Beg et de tant d’autres ; de là les soulèvements des deux Tchetchenias, la grande et la petite, de l’Avarie, d’une partie du Daghestan. Quand un peuple s’est soumis une fois de son propre gré, et qu’il se révolte, on ne doit plus accuser que l’administration qu’il avait acceptée, et dont le poids l’étouffe.

Le grand malheur de la Russie au Caucase est de n’avoir jamais eu de système général procédant dans un seul but. Chaque nouveau gouverneur arrive avec un nouveau plan, qu’il suit tant qu’il est gouverneur, en supposant, toutefois, qu’il ne lui prenne pas la fantaisie d’en changer. De sorte qu’il y a en réalité au Caucase autant de désordre dans les idées que dans la nature.

Paskewitch remplaça Yermoloff, mais ne resta au pouvoir que quelque temps et fut remplacé lui-même par le général Rosen.

Ce dernier fut, sans contredit, le meilleur administrateur du Caucase. Il avait un coup d’œil admirable, et l’on retrouve des traces de sa sollicitude dans tout ce qui a été commencé de véritablement sage pour la pacification du pays.

Il faudrait une histoire tout entière du Caucase, ou plutôt des gouverneurs du Caucase, du prince Tsizianoff au prince Bariatinsky, pour donner l’explication de cette guerre désastreuse que la Russie soutient sans résultats depuis soixante ans. La Transcaucasie était peuplée de treize tribus chrétiennes constituant la minorité de la population. Les Arméniens en étaient les Juifs.

Le reste de la contrée se partageait en khanats tatars : Ganja, Elisabethpol, Schekin, Noukha, Karabach, Schumaka, Bakou. Aux portes mêmes de Tiflis, de petits pays comme Bortschala, Sham, Schedill, également tatars, conservaient, en même temps que la vie nomade, des habitudes de brigandage inacceptables pour un gouvernement constitué. Toute la Transcaucasie se composait de plaines et de montagnes. Les larges vallées de la Koura, de l’Arax et de l’Alazan offraient un sol des plus fertiles pour la culture des vignes, des mûriers, de la garance et des céréales de toute espèce. De grandes exploitations eussent pu y trouver leur place ; l’industrie, en amenant le bien-être, aurait donné la civilisation, et à la suite de la civilisation la paix. Le programme était simple à poser, mais difficile à suivre. Il est plus aisé de tuer les hommes que de faire leur éducation : pour les tuer il ne faut que de la poudre et du plomb ; pour les instruire il faut une certaine philosophie sociale qui n’est point à la portée de tous les gouvernements. La conquête de la plaine fut effectuée en peu de temps, mais la plaine ne contracta point une alliance, elle accepta tout simplement un joug. La plaine, soumise en apparence, resta hostile en réalité. Les droits et les conditions de la propriété n’y furent point déterminés. Impuissante dans la vallée, la haine gagna à reculons le refuge inaccessible de la montagne ; le secret de la résistance de la montagne est dans l’oppression de la plaine ; la guerre n’est que l’écho de ses soupirs ou de ses murmures. Trouvez le moyen de fusionner dans des intérêts matériels la race musulmane avec un gouvernement chrétien, rendez la plaine heureuse de son repos, anxieuse de le perdre, et la montagne descendra toute seule faire sa soumission.

Voilà la marche qu’avait commencé de suivre le général Rosen. Malheureusement, l’empereur Nicolas eut la fatale idée de venir faire un voyage au Caucase. Il arriva par un mauvais temps, fut constamment malade et de mauvaise humeur. Il blessa cruellement le général Rosen en faisant brutalement arracher, pendant une revue, au prince Dadian, son gendre, les aiguillettes d’aide de camp de l’empereur. Les indigènes attendaient un soleil éblouissant, répandant autour de lui la vie, la lumière, la chaleur, ils virent un caporal maussade. Une seule impression fut plus fâcheuse que celle que l’empereur emporta, ce fut celle qu’il laissa.

Rosen perdit sa place et s’en alla mourir à Moscou, mécontent et incompris.

Son absence seule donna la mesure de ce que l’on avait perdu.

Le général Neidhart le remplaça.