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le caucase

pour un Tchetchen, qui regarde tout ce qui venait de la Russie comme un poison physique ou moral.

Le docteur resta trois jours près de Djemmal-Eddin. Pendant ces trois jours, il le soigna de son mieux, mais avec la conviction que ses soins étaient perdus et que la maladie était mortelle.

En quittant Djemmal-Eddin, il recommanda, toujours sans espoir, de suivre le même traitement qu’il avait appliqué lui-même. Mais sa croyance bien positive était que le malade était le premier à ne pas désirer sa guérison.

Cependant, pas une plainte, pas une récrimination n’échappa au pauvre jeune homme. La victime était résignée. Le dévouement était complet.

C’est le 17 juin que le docteur prit congé de Djemmal-Eddin. Au commencement de septembre, on apprit qu’il était mort.

Chamyll n’avait retrouvé son fils que pour le reperdre une seconde fois.

CHAPITRE XLV.

Tiflis.

Emporté que nous avons été par le cours de notre narration, à peine avons-nous pu dire un mot de Tiflis.

Le véritable nom de Tiflis est Tphilis-Kalaki, c’est-à-dire la ville chaude.

Ce nom lui vient des eaux thermales, grâce auxquelles elle peut offrir aux voyageurs ces fameux bains persans dont nous avons dit deux mots à nos lecteurs.

Une chose curieuse est l’analogie euphonique qu’ont entre elles certaines villes célèbres par leurs eaux thermales. L’antiquité avait en Numidie sa ville de Tibilis, et outre Tiflis la Géorgienne, nous avons en Bohême aujourd’hui Tœplitz, dont la racine pourrait bien être tepida.

À l’époque où commence notre ère chrétienne, Tiflis n’était qu’un village, Mskett étant alors la capitale de la Géorgie ; mais en 469, le roi Wakchtang-Gourgaslan, le loup-lion, bâtit la ville de Tphilissi, mère de la moderne Tiflis.

La ville nouvellement née fut dévastée par les Khazars, rebâtie par l’émir Agarian, et devint la résidence de la famille des Bagratides, souche des modernes Bagration, après la destruction de Mskett.

La Koura sépare la ville en deux parties, ou plutôt sépare la ville proprement dite du faubourg d’Awlabari, du faubourg d’Isni et du village des Allemands.

En septembre 1795, la ville fut complétement détruite par Aga-Mohammed. À cette époque, au reste, la ville était si étroite, dit Klaprott, qu’à peine une araba pouvait passer par les rues les plus larges : Tiflis alors avait quinze mille habitants.

En 1820, lorsque le chevalier Gamba, notre consul à Tiflis, y passa, toutes les rues étaient encore obstruées de décombres, traces de la dernière invasion persane, et sur lesquels on passait en risquant de se rompre le cou, pour arriver à des portes de quatre pieds de hauteur qui donnaient entrée à des maisons à peu près souterraines, servant de demeure aux habitants.

Certes, celui qui ne connaîtrait Tiflis que par les descriptions de Klaprott et du chevalier Gamba, ne devinerait pas aujourd’hui, en entrant à Tiflis, qu’il entre dans la même ville décrite par ces deux voyageurs.

En effet, Tiflis compte aujourd’hui soixante à soixante-quinze mille habitants ; elle a des rues de soixante pieds de large, des palais, des places, des caravansérails, des bazars, enfin un théâtre et une église qui sont, grâce au prince Gagarin, des chefs-d’œuvre d’art.

Il est vrai que depuis que Tiflis, en appartenant aux Russes, a été sauvegardé des invasions des Persans et des Turcs, trois hommes se sont succédé qui ont beaucoup fait pour Tiflis :

Le général Yermoloff, le comte Woronzoff, le prince Bariatinski.

Le général Yermoloff est aujourd’hui le doyen des généraux russes. Il a quatre-vingts ans : c’est un des héros de la Moskowa.

Il a repris sur nous, et nous avons repris sur lui, la grande redoute. Comme Condé jeta son bâton de commandement dans les rangs espagnols, lui jeta au milieu des rangs français une poignée de croix de Saint-Georges que les soldats, conduits par lui, vinrent y ramasser.

Marlinsky, dans un de ses romans sur le Caucase, a esquissé cette grande figure, c’est d’Yermoloff qu’il a dit :

Fuis, Tchetchen, celui dont la bouche
Ne menaça jamais en vain,
S’est réveillé sombre et farouche
En disant : Nous partons demain.
Le plomb qui siffle dans la plaine,
C’est le souffle de son haleine ;
Sa parole prompte et hautaine,
C’est le tonnerre des combats.
Autour de son front qui médite
Le sort des royaumes s’agite,
Et le trépas se précipite
Vers le but où s’étend son bras.

Ces vers peignent à merveille l’impression laissée par Yermoloff sur les montagnards. — Grand, magnifique de stature, vigoureux comme un homme du Nord, agile et adroit comme un homme du Midi, ils lui avaient vu abattre d’un seul coup de sa schaska la tête d’un buffle, soumettre en quelques minutes un cheval sauvage, et toucher à balle un rouble jeté en l’air ; cela suffisait pour laisser une profonde empreinte sur ces natures primitives.

Yermoloff, au Caucase, personnifia donc la terreur, mais c’était à une époque où la terreur pouvait être salutaire, la guerre sainte n’ayant pas encore soudé les montagnards de toutes les races.

Yermoloff était la plus puissante individualité dont on ait gardé mémoire au Caucase.

Une faute qu’il commit au début de la guerre avec la Porte lui fit perdre sa place ; au lieu de se mettre à la tête du détachement qui devait se porter à la frontière, il en laissa le commandement au général Paskewitch, et posa ainsi la première pierre de sa fortune.