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plaques qu’il reconnut pour des décorations de Chamyll. En effet, le nouveau venu était envoyé par l’imam pour servir de guide au docteur pendant le reste du voyage. Il conseilla au docteur de prendre un autre costume, et de médecin militaire, de devenir un simple Tcherkesse ; au reste, il n’avait point d’embarras, l’habit était là, préparé d’avance.

On déjeuna avec du thé, du fromage et des galettes tatares.

À neuf heures du matin, on amena les chevaux et un guide : ni les chevaux ni le guide n’étaient les mêmes de la veille.

Le chemin, jusqu’au village d’Amavi, continuait de longer la rive de l’Akh-Tache. À Amavi, on changea de nouveau de conducteur ; le nouveau conducteur était à pied.

D’Amari on gagna la crête du Gombet, où l’on arriva après une demi-heure de marche. Pour arriver, les voyageurs avaient laissé derrière eux de grands troupeaux de moutons et de bœufs. De la crête du Gombet on voyait la mer Caspienne et la ligne du Caucase jusqu’à Georgiewsk, Masdok seul était dans le brouillard. Le panorama était magnifique et fit un instant oublier au docteur la fatigue du chemin.

On continua de monter un sommet succédant à un autre, et enfin on parvint au point culminant de la chaîne. Arrivé là, le docteur fit malgré lui trois pas en arrière ; la montagne était coupée à pic sur un précipice de deux mille pieds.

— Où est le chemin ? demanda le docteur épouvanté.

Alors le montagnard se penchant sur l’abîme, de sorte que la moitié de son corps était dans le vide :

— Là, dit-il.

Et il montra au-dessous de lui un sentier qui rampait le long du roc.

Il était impossible de le suivre de l’œil ; à certains endroits on le perdait complétement de vue.

Il ne fallait pas songer à descendre à cheval par une telle route ; le docteur quitta le sien, qui se mit à paître l’herbe, et dont on ne s’occupa plus, puis, rappelant tout son courage, il se hasarda dans l’abîme.

Il frissonnait encore en me racontant cette terrible descente. Le guide marchait le premier, puis venait le docteur, puis derrière lui le naïb. Pour ne pas être pris de vertige, le docteur était obligé de tourner la tête du côté du rocher ; mais à chaque instant son regard était malgré lui ramené à l’étroit chemin plein de cailloux roulant sous ses pieds et tombant avec un bruit sourd dans des profondeurs où la vue n’osait les suivre.

Pendant toute la descente, le docteur ne trouva pas un seul point d’appui, pas un endroit où il pût s’asseoir ; l’agonie dura six heures.

Lorsqu’il arriva au bas de la montagne, la sueur inondait son visage, ses jambes tremblaient comme des roseaux battus du vent.

On était arrivé à ce qu’on appelle la porte d’Andy.

Sur tout le chemin parcouru on n’avait pas vu un seul buisson, mais seulement quelques fleurs jaunes et blanches.

Le côté sud-est de ce passage continue d’être vertical ; à son sommet se dresse un groupe de rochers que les soldats russes appellent la Noce du Diable.

À gauche, à une verste des portes d’Andy, on distingue l’aoul de Feliki, et à une verste au delà se trouve Agally. Cet aoul est lui-même en avant d’un autre nommé Ounh. Les maisons de ces deux derniers villages sont faites de pierres sans chaux. À une demi-verste d’Ounh on voit le grand bourg d’Andy, qui donne son nom au passage que l’on venait de franchir, et devant lequel le chemin se déroulait comme un serpent. Enfin, derrière Andy se trouvait un dernier aoul que le guide montra au docteur comme le but du voyage ; il s’appelait Soul-Kadi.

Il était temps, le docteur, près de s’évanouir, s’assit ou plutôt se coucha la face contre terre.

Au bout de quelques instants, il se releva et se remit en route, mais les jambes du docteur continuèrent de trembler par un mouvement nerveux et indépendant de sa volonté.

On arriva à Soul-Kadi à une heure très-avancée de la nuit.

Les maisons de Soul-Kadi sont en pierre et à deux ou trois étages ; le rez-de-chaussée est destiné aux chevaux et aux bœufs, le premier étage au maître de la maison, les autres étages sont loués comme dans les villes.

Au centre le l’aoul s’élève une mosquée.

Une sentinelle marchait devant la porte de la maison où était Djemmal-Eddin. Le maître dormait sur un banc de pierre.

On conduisit le docteur, par un escalier étroit, à un grand perron. Sur ce perron donnait la porte de la chambre du malade.

Le maître de la maison, que le naïb avait réveillé et qui servait de guide, introduisit le docteur dans cette chambre, illuminée seulement par une chandelle de suif.

Cette chandelle éclairait un lit de fer sur lequel était couché le malade, et sur le parquet un autre lit tout prêt et qui indiquait au docteur qu’il était attendu.

Djemmal-Eddin dormait. On le réveilla. Il parut fort content de voir le docteur, qu’il invita à se reposer d’abord et avant tout : le docteur lui fit quelques questions sur sa santé ; mais, comme il tombait de fatigue, il céda aux instances du malade et se coucha.

La chambre était pauvre, presque sans meubles, et n’offrait pour tout ornement qu’un fusil, un revolver, une schaska garnie en argent et une caisse à thé.

En s’éveillant, le premier soin du docteur fut de questionner le malade sur son état.

La maladie du jeune homme était plutôt morale que physique. C’était l’éloignement de la ville, c’était l’absence des plaisirs de sa jeunesse qui le tuait. Les rudes et sauvages montagnes qui entouraient son père n’avaient pu lui rendre ses compagnons de Pétersbourg et de Varsovie. Les plus belles filles des Tchetchesses et des Kabardiens, qui passent pour les plus belles filles du monde, n’avaient pu lui faire oublier les belles Russes de la Néva, les belles Polonaises des bords de la Vistule. Il s’en allait mourant, parce qu’il aimait mieux mourir que vivre.

Au reste, les forces physiques l’avaient déjà quitté, il ne se levait plus de son lit. Remis aux mains des médecins tatars lorsque la maladie avait commencé à prendre un certain degré de gravité, leurs remèdes, au lieu de s’opposer aux progrès du mal, les avaient activés. La distraction eût pu le soutenir, mais toutes distractions, du moins celles qui avaient autrefois nourri son esprit, lui étaient défendues. Aucun livre, aucun journal russe ne lui était permis. C’eût été un scandale