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le caucase

tianisme, seulement ce n’est pas moi qui fais les trous au panier.

Le baron vint me prendre à l’heure convenue.

— Eh bien, êtes-vous prêt ? me demanda-t-il.

— Parfaitement.

— Alors, prenez votre chapeau et allons.

— Mon chapeau, cher ami, j’en ai fait hommage à la Volga entre Sarratoff et Tzaritzin, vu que dans le voyage il avait pris des formes tellement fantastiques, qu’il me rappelait le gibus de Giraud en Espagne ; mais soyez tranquille, je vais en acheter un.

— Vous savez ce que va vous coûter un chapeau ?

— Seize à dix-huit francs, je présume.

— Allez toujours.

— Ce sont donc des castors première qualité ?

— Non, ce sont de simples chapeaux de soie ; rien ne fait si vite le tour du monde qu’une mauvaise invention.

— Alors, vingt à vingt-cinq francs ?

— Allez toujours.

— Trente, trente-cinq, quarante ?

— Soixante-dix livres tournois, mon ami ; vous en avez pour vos dix-huit roubles.

— Baron, pas de mauvaise plaisanterie.

— Mon cher, depuis que je suis consul je ne plaisante plus ; comment, d’ailleurs, voulez-vous que je plaisante à Tiflis avec quatre mille roubles d’appointement, quand un chapeau coûte dix-huit roubles.

— Voilà pourquoi vous portez une casquette ?

— Justement, j’en ai fait une question d’uniforme diplomatique ; partout, excepté chez le prince Bariatinsky, je vais en casquette. De cette façon j’espère que mon chapeau me fera trois ans.

— Ah ça ! et moi ?

— Comment, et vous ?

— Un chapeau.

— Tout ce que vous voudrez ; demandez-moi ma maison, demandez-moi ma table, demandez-moi mon cœur, mais ne me demandez pas mon chapeau : mon chapeau, c’est pour moi ce que ses appointements étaient pour le maréchal Soult, je ne m’en séparerai qu’avec la vie.

— Est-ce que je ne puis pas aller en casquette ?

— À quel titre, je vous prie ? Êtes-vous seulement élève consul ?

— Je n’ai pas cet honneur.

— Êtes-vous attaché de première, de seconde, de troisième classe ?

— Ah ! mon cher ami, j’ai toujours été détaché de toutes les classes, au contraire.

— Alors un chapeau…

— Mais, demandai-je timidement, est-ce que je ne pourrais pas hasarder le papack ? J’ai un très-beau papack.

— Avez-vous un uniforme quelconque ?

— Aucun, pas même celui de l’Académie.

— C’est malheureux, parce qu’avec un uniforme d’académicien surtout, un papack ferait un excellent effet.

— Mon ami, j’aime mieux renoncer au théâtre.

— C’est très-bien ; mais moi je ne renonce pas à vous. Diable, je vous ai promis à toutes mes princesses ; tout le monde connaît déjà à Tiflis le malheur qui vous est arrivé ; on sait que vous êtes à mourir de rire ; vous comprenez, j’ai mieux aimé exagérer un peu, et l’on vous attend. Au reste, vous savez comment la chose est advenue.

— Quelle chose ?

— La dénudation de votre crâne.

— Non.

— C’est votre faute ; depuis un mois on vous attend à Tiflis ; nos princesses sont comme la femme de votre coiffeur, très-grandes admiratrices de ce que vous écrivez. Eh bien, elles ont pensé qu’après un long voyage vous ne pouviez échapper à une coupe de cheveux quelconque. Vous êtes dans la situation de Pipelet, mon pauvre ami, vous êtes tombé juste entre les mains de celui qui avait le plus grand nombre de demandes, il ne vous à pas coupé les cheveux, il vous a tondu. Dieu apaisera pour vous la rigueur du vent. Tirez vos dix-huit roubles et allons acheter un chapeau.

— Non, cent fois non, mille fois non ; j’aime mieux me faire faire un uniforme et porter mon papack ; d’ailleurs, avec mon papack, on ne verra pas que je n’ai plus de cheveux.

— Alors, c’est autre chose : un uniforme vous coûtera deux cents roubles.

— Allons, je vois qu’il n’y a pas moyen de s’en tirer ; vous êtes logique comme une règle de trois.

— Si fait, il y en a un. Tenez, continua Finot en me montrant mon hôte qui entrait, voilà Zoubalow qui est un élégant et qui a une collection de chapeaux ; il vous en prêtera un, et avec vos dix-huit roubles vous achèterez un bibelot quelconque.

— Volontiers, dit Zoubalow ; mais M. Dumas a la tête plus grosse que la mienne.

— Avait, vous voulez dire, cher ami ; mais depuis le malheur qui lui est arrivé, il peut mettre les chapeaux de tout le monde.

— Mais cependant, fis-je, incertain si je devais accepter.

— Laissez donc, me dit Finot, le chapeau que vous aurez porté deviendra une relique, de père en fils, dans la famille, et on l’accrochera à la muraille entre Regrets et Souvenirs de M. Dubuffe.

— Sous ce point de vue, je ne saurais refuser à un hôte si gracieux ce témoignage de ma reconnaissance.

M. Zoubalow m’apporta en effet un chapeau qui m’allait comme s’il eût été fait pour moi.

— Allons, dit Finot, maintenant en drosky et au théâtre.

— Comment, en drosky pour traverser la place !

— D’abord, vous oubliez que je viens de chez moi ; puis vous n’avez pas remarqué que, pendant votre aménagement dans le palais Zoubalow, il est tombé une légère ondée ; elle suffit pour qu’on ait de la boue jusqu’à la cheville ; si elle continue, on en aura demain jusqu’au genou ; si elle persiste, on en aura après-demain jusqu’à la ceinture. Vous ne savez pas ce que c’est que la boue de Tiflis, cher ami ; mais avant de quitter la capitale de la Géorgie vous le saurez : il y a des moments où le rez-de-chaussée de votre drosky ne suffit plus, et où vous êtes obligé de monter sur la banquette comme Automédon. Alors on vous jette une planche de la maison où vous allez, et vous faites vos visites en passant sur un pont suspendu. Imaginez-vous donc que le 28 août 1856 il y a eu un