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le caucase

— Demande-lui d’abord combien elle veut de mains, lui dit Chette.

— Trois au moins, répondit la jeune fille.

Le Touschine rapporta la réponse à Chette.

— Suis-moi dans la prochaine expédition, lui dit celui-ci.

— Ce sera peut-être bien long, répond le jeune homme.

— Eh bien, alors, suis-moi tout de suite, je suis toujours prêt.

Ils partent, et quinze jours après reviennent avec douze mains. Chette en avait coupé sept et l’amoureux cinq.

Il apportait deux mains de plus qu’on ne lui avait demandé ; aussi ce mariage se fit-il à grande pompe, et le village tout entier fut-il de la fête.

Au nombre des mains de Chette était une main d’enfant.

Pourquoi cette main d’enfant ?

Je vais vous le dire.

Chette est le croquemitaine des Lesguiens ; les mères, pour faire taire leurs enfants, disent :

— Je vais appeler Chette.

Et les enfants se taisent.

Un plus entêté que les autres, ou qui ne croyait pas à Chette, continuait de pleurer.

C’était la nuit.

La mère prit l’enfant et ouvrit la fenêtre.

— Chette ! Chette ! Chette ! cria-t-elle, viens couper la main de ce petit enfant qui ne veut pas se taire.

Et pour effrayer l’enfant, elle le passait par la fenêtre.

L’enfant poussa un cri.

C’était un cri de douleur et non d’effroi : une mère ne s’y trompe pas.

Celle-ci tira vivement son fils en arrière : il avait la main droite coupée.

Le hasard avait voulu que Chette fût embusqué contre la maison ; il avait entendu l’appel imprudent de la mère et l’avait exaucé.

Quelles bêtes féroces que de pareils hommes !

Nous avions encore cent vingt verstes à peu près à faire pour arriver à Tiflis. Il ne fallait pas, avec les exécrables chemins qui nous attendaient, compter être à Tiflis avant le lendemain midi ou une heure, encore fallait-il pour cela marcher toute la nuit

Pendant les deux premières stations, c’est-à-dire à la station de Tcheroskaïa et de Tsaignaskaïa, tout alla bien et nous trouvâmes des chevaux.

Cela tenait sans doute à l’absence d’escorte après la deuxième station, où la route devenait sûre, nous n’avions pas cru devoir conserver la note.

Cette absence d’escorte nous fit prendre, à la troisième station, c’est-à-dire à Magorskaïa, pour des gens de médiocre importance ; il en résulta que, malgré notre paderodgne, sans se donner même la peine de se retourner, le smatritel nous répondit qu’il n’y avait pas de chevaux.

Nous connaissions ces réponses-là ; mais comme nous avions à dîner avant de nous remettre en route, ce qui devait nous prendre une bonne heure, nous répondîmes que nous attendrions.

— Attendez, nous dit le maître de poste avec la même impertinence, mais il n’en rentrera pas de la nuit.

Quand les maîtres de poste en Russie prennent ces airs-là, c’est comme s’ils vous disaient avec les trente et une lettres de leur alphabet : Nous sommes des voleurs qui voulons vous rançonner.

Or, à cette déclaration il n’y avait qu’une manière de répondre, c’est de préparer son fouet.

— Prenez mon fouet, dis-je à Kalino.

— Où est-il ?

— Dans ma malle.

— Pourquoi l’avez-vous mis là ?

— Parce que, vous le savez bien, c’est un fouet charmant qui m’a été donné par le général Lahn et auquel je tiens beaucoup.

— Et que ferai-je avec votre fouet ?

— Ce que font les enchanteurs avec leur baguette : Je vous ferai sortir des chevaux de terre.

— Oh ! je crois qu’aujourd’hui ce sera bien inutile.

— Comment cela ?

— Cet homme n’a pas de chevaux, véritablement.

— C’est ce que nous verrons après dîner, tirez toujours le fouet de la malle.

Pendant que Kalino tirait le fouet, Moynet et moi entrâmes dans la salle des voyageurs.

Elle était encombrée.

À tout le monde on avait fait la même réponse qu’à nous, et tout le monde attendait.

Un prince géorgien et son fils, assis au coin d’une table, mangeaient une poule bouillie et buvaient un verre de vodka.

À notre vue ils se levèrent, vinrent à nous et nous offrirent une part de leur souper.

Nous acceptâmes, mais à la condition qu’ils prendraient de leur côté leur part du nôtre.

C’était trop juste pour qu’ils nous refusassent.

Nous avions un lièvre en terrine et deux faisans rôtis, que nous avait préparés, sur notre chasse de Schumaka, le cuisinier du prince Mellikoff ; de plus, une énorme gourde pleine de vin.

Deux ou trois voyageurs, qui n’avaient pas cru s’arrêter à Magorskaïa, prenaient tristement leur verre de thé : c’était tout ce qu’ils avaient trouvé à la station.

Nous demandâmes à nos deux princes la permission d’inviter ces voyageurs à partager notre repas, et les priâmes de leur transmettre notre invitation.

L’hospitalité est chose si simple au Caucase, que tout le monde s’assit à la même table, tira à qui mieux mieux à notre plat, but à qui mieux mieux à notre gourde.

La terrine, les trois faisans et les six ou huit bouteilles de vin de Kakhétie que contenait notre gourde, y passèrent : les comestibles jusqu’à la dernière miette, le liquide jusqu’à la dernière goutte.

Après quoi, Kalino, ayant pris sa part du liquide et du solide, et ayant la tête juste au point où la chose était nécessaire, reçut invitation de se munir du fouet et de me suivre.