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LA REINE MARGOT.

mon ami. Ombre de Sa Majesté la reine de Navarre, voulez-vous bien dire au corps de votre compagne de passer de l’autre côté du rideau ?

Marguerite se mit à rire et fit signe à Henriette qui passa de l’autre côté.

— La Mole, mon ami ! dit Coconnas, sois éloquent comme Démosthène, comme Cicéron, comme M. le chancelier de L’Hospital ; et songe qu’il y va de ma vie si tu ne persuades pas au corps de madame la duchesse de Nevers que je suis son plus dévoué, son plus obéissant et son plus fidèle serviteur.

— Mais… balbutia La Mole.

— Fais ce que je te dis ; et vous, maître René, veillez à ce que personne ne nous dérange.

René fit ce que lui demandait Coconnas.

— Mordi ! Monsieur, dit Marguerite, vous êtes homme d’esprit. Je vous écoute ; voyons, qu’avez-vous à me dire ?

— J’ai à vous dire, Madame, que l’ombre de mon ami, car c’est une ombre, et la preuve c’est qu’elle ne prononce pas le plus petit mot, j’ai donc à vous dire que cette ombre me supplie d’user de la faculté qu’ont les corps de parler intelligiblement pour vous dire : Belle ombre, le gentilhomme ainsi excorporé a perdu tout son corps et tout son souffle par la rigueur de vos yeux. Si vous étiez vous-même, je demanderais à maître René de m’abîmer dans quelque trou sulfureux plutôt que de tenir un pareil langage à la fille du roi Henri II, à la sœur du roi Charles IX, et à l’épouse du roi de Navarre. Mais les ombres sont dégagées de tout orgueil terrestre, et elles ne se fâchent pas quand on les aime. Or, priez votre corps, Madame, d’aimer un peu l’âme de ce pauvre La Mole, âme en peine s’il en fut jamais ; âme percutée d’abord par l’amitié, qui lui a, à trois reprises, enfoncé plusieurs pouces de fer dans le ventre ; âme brûlée par le feu de vos yeux, feu mille fois plus dévorant que tous les feux de l’enfer. Ayez donc pitié de cette pauvre âme, aimez un peu ce qui fut le beau La Mole, et si vous n’avez plus la parole, usez du geste, usez du sourire. C’est une âme fort intelligente que celle de mon ami, et elle comprendra tout. Usez-en, mordi ! ou je passe mon épée au travers du corps de René, pour qu’en vertu du pouvoir qu’il a sur les ombres il force la vôtre, qu’il a déjà évoquée si à propos, de