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Quélus recula, les yeux hagards, les genoux fléchissants, les mains inertes.

— Monseigneur le duc d’Anjou ! s’écria-t-il.

— Monseigneur le duc d’Anjou ! répétèrent les autres.

— Eh bien, reprit François d’un air terrible, crions-nous toujours : À mort ! à mort ! mes gentilshommes ?

— Monseigneur, balbutia d’Épernon, c’était une plaisanterie ; pardonnez-nous.

— Monseigneur, dit d’O à son tour, nous ne soupçonnions pas que nous pussions rencontrer Votre Altesse au bout de Paris et dans ce quartier perdu.

— Une plaisanterie, répliqua François, sans même faire à d’O l’honneur de lui répondre, vous avez de singulières façons de plaisanter, monsieur d’Épernon. Voyons, puisque ce n’est pas à moi qu’on en voulait, quel est celui que menaçait votre plaisanterie ?

— Monseigneur, dit avec respect Schomberg, nous avons vu Saint-Luc quitter l’hôtel Montmorency et venir de ce côté. Cela nous a paru étrange, de sorte que nous avons voulu savoir dans quel but un mari quittait sa femme la première nuit de ses noces.

L’excuse était plausible ; car, selon toute probabilité, le duc d’Anjou apprendrait le lendemain que Saint-Luc n’avait point couché à l’hôtel Montmorency, et cette nouvelle coïnciderait avec ce que venait de dire Schomberg.

— M. de Saint-Luc ? Vous m’avez pris pour M. de Saint-Luc, messieurs ?

— Oui, monseigneur, reprirent en chœur les cinq compagnons.

— Et depuis quand peut-on se tromper ainsi à nous deux ? dit le duc d’Anjou ; M. de Saint-Luc a la tête de plus que moi.

— C’est vrai, monseigneur, dit Quélus ; mais il est juste de la taille de M. d’Aurilly, qui a l’honneur de vous accompagner.

— Ensuite, la nuit est fort sombre, monseigneur, répliqua Maugiron.

— Puis, voyant un homme mettre une clef dans une serrure, nous l’avons pris pour le principal d’entre vous, murmura d’O.

— Enfin, dit Quélus, monseigneur ne peut pas supposer que nous ayons eu à son égard l’ombre d’une mauvaise pensée, pas même celle de troubler ses plaisirs.

Tout en parlant ainsi et tout en écoutant les réponses plus ou moins logiques que l’étonnement et la crainte permettaient de lui faire, François, par une habile manœuvre stratégique, avait quitté le seuil de la porte et suivi pas à pas d’Aurilly, son joueur de luth, compagnon ordinaire de ses courses nocturnes, et se trouvait déjà à une distance assez grande de cette porte, pour que, confondue avec les autres, elle ne pût pas être reconnue.

— Mes plaisirs ! dit-il aigrement, et qui peut vous faire croire que je prenne ici mes plaisirs ?

— Ah ! monseigneur, en tout cas et pour quelque chose que vous soyez venu, répliqua Quélus, pardonnez-nous ; nous nous retirons.

— C’est bien. Adieu, messieurs.

— Monseigneur, ajouta d’Épernon, que notre discrétion bien connue de Votre Altesse…

Le duc d’Anjou, qui avait déjà fait un pas pour se retirer, s’arrêta, et fronçant le sourcil :

— De la discrétion, monsieur de Nogaret ! et qui donc vous en demande, je vous prie ?

— Monseigneur, nous avions cru que Votre Altesse, seule à cette heure et suivie de son confident…

— Vous vous trompiez, voici ce qu’il faut croire et ce que je veux que l’on croie.

Les cinq gentilshommes écoutèrent dans le plus profond et le plus respectueux silence.

— J’allais, reprit d’une voix lente, et comme pour graver chacune de ses paroles dans la mémoire de ses auditeurs, le duc d’Anjou, j’allais consulter le juif Manassès qui sait lire dans le verre et dans le marc du café. Il demeure, comme vous savez, rue de la Tournelle. En passant, d’Aurilly vous a aperçus et vous a pris pour quelques archers faisant leur ronde. Aussi, ajouta-t-il avec une espèce de gaieté effrayante pour ceux qui connaissaient le caractère du prince, en véritables consulteurs de sorciers que nous sommes, rasions-nous les murailles et nous effacions-nous dans les portes pour nous dérober, s’il était possible, à vos terribles regards.

Tout en parlant ainsi, le prince avait insensiblement regagné la rue Saint-Paul, et se trouvait à portée d’être entendu des sentinelles de la Bastille, au cas d’une attaque, contre laquelle, sachant la haine sourde et invétérée que lui portait son frère, ne le rassuraient que médiocrement les excuses et les respects des mignons de Henri III.

— Et maintenant que vous savez ce qu’il faut en croire et surtout ce que vous devez dire, adieu, messieurs. Il est inutile de vous prévenir que je désire ne pas être suivi.

Tous s’inclinèrent et prirent congé du prince, qui se retourna plusieurs fois pour les accompagner de l’œil, tout en faisant quelques pas lui-même du côté opposé.

— Monseigneur, dit d’Aurilly, je vous jure que les gens à qui nous venons d’avoir affaire avaient de mauvaises intentions. Il est tantôt minuit ; nous sommes, comme ils le disaient, dans un quartier perdu ; rentrons vite à l’hôtel, monseigneur, rentrons.

— Non pas, dit le prince l’arrêtant ; profitons de leur départ, au contraire.

— C’est que Votre Altesse se trompe, dit d’Aurilly ; c’est qu’ils ne sont pas partis le moins du monde ; c’est qu’ils ont rejoint, comme monseigneur peut le voir lui-même, la retraite où ils étaient cachés ; les voyez-vous, monseigneur, là-bas dans ce recoin, à l’angle de l’hôtel des Tournelles ?

François regarda : d’Aurilly n’avait dit que l’exacte vérité. Les cinq gentilshommes avaient en effet repris leur position, et il était évident qu’ils méditaient un projet interrompu par l’arrivée du prince ; peut-être même ne se postaient-ils dans cet endroit que pour épier le prince et son compagnon, et s’assurer s’ils allaient effectivement chez le juif Manassès.

— Eh bien, monseigneur, demanda d’Aurilly, que décidez-vous ? Je ferai ce qu’ordonnera Votre Altesse, mais je ne crois pas qu’il soit prudent de demeurer.

— Mordieu ! dit le prince, c’est cependant fâcheux d’abandonner la partie.

— Oui, je sais bien, monseigneur, mais la partie peut se remettre. J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Altesse que je m’étais informé : la maison est louée pour un an ; nous savons que la dame loge au premier ; nous avons des intelligences avec sa femme de chambre, une clef qui ouvre sa porte. Avec tous ces avantages nous pouvons attendre.

— Tu es sûr que la porte avait cédé ?

— J’en suis sûr : à la troisième clef que j’ai essayée.

— À propos, l’as-tu refermée ?

— La porte ?

— Oui.

— Sans doute, monseigneur.

Avec quelque accent de vérité que d’Aurilly eût prononcé cette affirmation, nous devons dire qu’il était moins sûr d’avoir refermé la porte que de l’avoir ouverte. Cependant son aplomb ne laissa pas plus de doute au prince sur la seconde certitude que sur la première.

— Mais, dit le prince, c’est que je n’eusse pas été fâché de savoir moi-même…

— Ce qu’ils font là, monseigneur ? Je puis vous le dire sans crainte de me tromper ; ils sont réunis pour quelque guet-apens. Partons. Votre Altesse a des ennemis ; qui sait ce que l’on oserait tenter contre elle ?

— Eh bien, partons, j’y consens, mais pour revenir.

— Pas cette nuit au moins, monseigneur. Que Votre Altesse apprécie mes craintes : je vois partout des embuscades, et certes il m’est bien permis d’avoir de pareilles terreurs, quand j’accompagne le premier prince du sang… l’héritier de la couronne, que tant de gens ont intérêt à ne pas voir hériter.

Ces derniers mots firent une impression telle sur François, qu’il se décida aussitôt à la retraite ; toutefois ce ne fut pas sans maugréer contre la disgrâce de cette rencontre et sans se