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Après ce superlatif, Chicot vit qu’il n’y avait plus rien à tirer du moine ; aussi le lâcha-t-il.

Frère Gorenflot, qui ne gardait cet équilibre que grâce a l’appui que lui présentait Chicot, aussitôt que cet appui lui manqua, glissa le long de la muraille comme une planche mal assurée, et de ses pieds alla heurter la table, du haut de laquelle la secousse qu’il lui imprima fit tomber quelques bouteilles vides.

— Amen ! dit Chicot.

Presque au même instant un ronflement pareil à celui du tonnerre fit gémir les vitres de l’étroit cabinet.

— Bon, dit Chicot, voilà les pattes de la poularde qui font leur effet. Notre ami en a pour douze heures de sommeil, et je puis le déshabiller sans inconvénient.

Aussitôt, jugeant qu’il n’avait pas de temps à perdre, Chicot dénoua les cordons de la robe du moine, en fit sortir chaque bras, et, retournant Gorenflot comme il eût fait d’un sac de noix, il le roula dans la nappe, le coiffa d’une serviette, et, cachant le froc du moine sous son manteau, il passa dans la cuisine.

— Maître Bonhomet, dit-il en donnant à l’aubergiste un noble à la rose, voilà pour notre souper ; voilà pour celui de mon cheval, que je vous recommande, et voilà surtout pour qu’on ne réveille point le digne frère Gorenflot, qui dort comme un élu.

— Bien ! dit l’aubergiste qui trouvait son compte à ces trois choses, bien ! soyez tranquille, monsieur Chicot.

Sur cette assurance, Chicot sortit, et, léger comme un daim, clairvoyant comme un renard, il gagna l’angle de la rue Saint-Étienne, où, après avoir mis avec grand soin le teston à l’effigie de Béarn dans sa main droite, il endossa la robe du frère, et, à dix heures moins un quart, s’en vint, non sans un certain battement de cœur, se présenter à son tour au guichet de l’abbaye Sainte-Geneviève.


CHAPITRE XIX.

COMMENT CHICOT S’APERÇUT QU’IL ÉTAIT PLUS FACILE D’ENTRER DANS L’ABBAYE SAINTE-GENEVIÈVE QUE D’EN SORTIR.


Chicot, en passant le froc du moine, avait pris une précaution importante, c’était de doubler l’épaisseur de ses épaules par l’habile disposition de son manteau et des autres vêtements que la robe du moine rendait inutiles ; il avait même couleur de barbe que Gorenflot, et, quoique l’un fût né sur les bords de la Saône et l’autre sur ceux de la Garonne, il s’était amusé à contrefaire tant de fois la voix de son ami, qu’il en était arrivé à l’imiter à s’y m’éprendre. Or chacun sait que la barbe et la voix sont les deux seules choses qui sortent des profondeurs d’un capuchon de moine.

La porte allait se fermer quand Chicot arriva, et le frère portier n’attendait plus que quelques retardataires. Le Gascon exhiba son Béarnais percé au cœur et fut admis sans opposition. Deux moines le précédaient ; il les suivit et pénétra avec eux dans la chapelle du couvent, qu’il connaissait pour y avoir souvent accompagné le roi ; le roi avait toujours accordé une protection particulière à l’abbaye Sainte-Geneviève.

La chapelle était de construction romane, c’est-à-dire qu’elle datait du onzième siècle, et que, comme toutes les chapelles de cette époque, le chœur recouvrait une crypte ou église souterraine. Il en résultait que le chœur était plus élevé que la nef de huit ou dix pieds, que l’on montait dans le chœur par deux escaliers latéraux, tandis qu’une porte de fer, s’ouvrant entre les deux escaliers, conduisait de la nef à la crypte, dans laquelle, une fois cette porte ouverte, on descendait par autant de degrés qu’il y en avait aux escaliers du chœur.

Dans ce chœur, qui dominait toute l’église, de chaque côté de l’autel, que surmontait un tableau de sainte Geneviève attribué à maître Rosso, étaient les statues de Clovis et de Clotilde.

Trois lampes seulement éclairaient la chapelle, l’une suspendue au milieu du chœur, les deux autres disposées à égale distance dans la nef.

Cette lumière, à peine suffisante, donnait une solennité plus grande à cette église, dont elle doublait les proportions, puisque l’imagination pouvait étendre à l’infini les parties perdues dans l’ombre.

Chicot eut d’abord besoin d’accoutumer ses yeux à l’obscurité ; pour les exercer, il s’amusa à compter les moines. Il y en avait cent vingt dans la nef et douze dans le chœur, en tout cent trente-deux. Les douze moines du chœur étaient rangés sur une seule ligne en avant de l’autel, et semblaient défendre le tabernacle comme une rangée de sentinelles.

Chicot vit avec plaisir qu’il n’était pas le dernier à se joindre à ceux que le frère Gorenflot appelait les frères de l’Union. Derrière lui entrèrent encore trois moines vêtus d’amples robes grises, lesquels allèrent se placer en avant de cette ligne que nous avons comparée à une rangée de sentinelles.

Un petit moinillon que n’avait point alors aperçu Chicot, et qui était sans doute quelque enfant de chœur du couvent, fit le tour de la chapelle pour voir si tout le monde était bien à son poste ; puis, l’inspection finie, il alla parler à l’un des trois moines arrivés les derniers, qui se trouvaient au milieu.

— Nous sommes cent trente-six, dit le moine d’une voix forte : c’est le compte de Dieu.

Aussitôt les cent vingt moines agenouillés dans la nef se levèrent, et prirent place sur des chaises ou dans les stalles. Bientôt un grand bruit de gonds et de verrous annonça que les portes massives se fermaient.

Ce ne fut pas sans un certain battement de cœur que Chicot, tout brave qu’il était, entendit le grincement des serrures. Pour se donner le temps de se remettre, il alla s’asseoir à l’ombre de la chaire, d’où ses yeux se portaient tout naturellement sur les trois moines qui paraissaient les personnages principaux de cette réunion.

On leur avait apporté des fauteuils, et ils s’étaient assis, pareils à trois juges. Derrière eux, les douze moines du chœur se tenaient debout.

Quand le tumulte occasionné par la fermeture des portes et par le changement d’attitude des assistants eut cessé, une petite cloche tinta trois fois.

C’était sans doute le signal du silence, car des chuts prolongés se firent entendre pendant les deux premiers coups, et, au troisième, tout bruit cessa.

— Frère Monsoreau ! dit le même moine qui avait déjà parlé, quelles nouvelles apportez-vous à l’Union de la province d’Anjou ?

Deux choses firent dresser l’oreille à Chicot :

La première, cette voix au timbre si accentué, qu’elle semblait bien plus faite pour sortir sur un champ de bataille de la visière d’un casque que dans une église du capuchon d’un moine.

La seconde, ce nom de frère Monsoreau, connu depuis quelques jours seulement à la cour, où, comme nous l’avons dit, il avait produit une certaine sensation.

Un moine de haute taille, et dont la robe formait des plis anguleux, traversa une partie de l’assemblée, et, d’un pas ferme et hardi, monta dans la chaire ; Chicot essaya de voir son visage.

C’était chose impossible.

— Bon, dit-il, et, si l’on ne voit pas le visage des autres, au moins les autres ne verront-ils pas le mien.

— Mes frères, dit alors une voix qu’à ses premiers accents Chicot reconnut pour celle du grand-veneur, les nouvelles de la province d’Anjou ne sont point satisfaisantes ; non pas que nous y manquions de sympathies, mais parce que nous y manquons de représentants. La propagation de l’Union dans cette province avait été confiée au baron de Méridor ; mais ce vieillard, désespéré de la mort récente de sa fille, a, dans sa douleur, négligé les affaires de la sainte Ligue, et, jusqu’à ce qu’il soit consolé de la perte qu’il a faite, nous ne pouvons compter sur lui. Quant à moi, j’apporte trois nouvelles adhésions à l’association, et, selon le règlement, je les ai déposées dans le tronc du couvent. Le conseil jugera si ces trois nouveaux frères, dont je réponds d’ailleurs comme de moi-même, doivent être admis à faire partie de la sainte Union.