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En effet, sur le quai du Louvre, vers les huit heures du matin, commençait à s’allonger, sortant par la grande porte située entre la tour du Coin et la rue de l’Astruce, une foule de gentilshommes de service, montés sur de bons chevaux et enveloppés de manteaux fourrés, puis les pages en grand nombre, puis un monde de laquais, et enfin une compagnie de Suisses, précédant immédiatement la litière royale.

Cette litière, traînée par huit mules richement caparaçonnées, mérite une mention toute particulière.

C’était une machine formant un carré long, supportée par quatre roues, toute garnie de coussins à l’intérieur, toute drapée de rideaux de brocart à l’extérieur ; elle pouvait avoir quinze pieds de long sur huit de large. Dans les endroits difficiles, ou dans les montagnes trop rudes, on substituait aux huit mules un nombre indéfini de bœufs dont la lente mais vigoureuse opiniâtreté n’ajoutait pas à la vitesse, sans doute, mais donnait au moins l’assurance d’arriver au but, sinon une heure, du moins deux ou trois heures plus tard.

Cette machine contenait le roi Henri III et toute sa cour, moins la reine, Louise de Vaudemont, qui, il faut le dire, faisait si peu partie de la cour de son mari, si ce n’est dans les pèlerinages et dans les processions, que ce n’est point la peine d’en parler.

Laissons donc la pauvre reine de côté, et disons de quoi se composait la cour de voyage du roi Henri.

Elle se composait du roi Henri III d’abord, de son médecin Marc Miron, de son chapelain, dont le nom n’est point parvenu jusqu’à nous, de son fou Chicot, notre vieille connaissance, des cinq ou six mignons en faveur, et qui étaient, pour le moment, Quélus, Schomberg, d’Épernon, d’O et Maugiron, d’une paire de grands chiens lévriers qui, au milieu de tout ce monde, assis, couché, debout, agenouillé, accoudé, glissaient leurs longues têtes de serpents, souvent de minute en minute, avec des bâillements démesurés, et d’une corbeille de petits chiens anglais que le roi portait tantôt sur ses genoux, tantôt suspendue à son cou par une chaîne ou par des rubans.

De temps en temps on tirait d’une espèce de niche pratiquée à cet effet une chienne aux mamelles gonflées de lait qui donnait à téter à tout ce corbillon de petits chiens, que regardaient en compassion et en collant leur museau pointu contre le chapelet de têtes de mort qui cliquetait au côté gauche du roi, les deux grands lévriers qui, sûrs de la faveur toute particulière dont ils jouissaient, ne se donnaient pas même la peine d’être jaloux.

Au plafond de la litière se balançait une cage en fils de cuivre doré, contenant les plus belles tourterelles du monde, c’est-à-dire avec un plumage blanc comme la neige et un double collier noir.

Quand par hasard quelque femme entrait dans la litière royale, la ménagerie s’augmentait de deux ou trois singes de l’espèce des ouistitis ou des sapajous, le singe étant pour le moment l’animal en faveur près des élégantes de la cour du dernier Valois.

Une Notre-Dame de Chartres, sculptée en marbre par Jean Goujon pour le roi Henri II, était posée debout au fond de la litière dans une niche dorée, et abaissait sur son divin fils des regards qui semblaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient.

Aussi tous les pamphlets du temps, et il n’en manquait pas, tous les vers satiriques de l’époque, et il s’en élucubrait bon nombre, faisaient-ils à cette litière l’honneur de s’occuper fréquemment d’elle, et la désignaient-ils sous le nom d’arche de Noé.

Le roi était assis au fond de la litière, juste au-dessous de la niche de Notre-Dame ; à ses pieds, Quélus et Maugiron tressaient des rubans, ce qui était une des occupations les plus sérieuses des jeunes gens de l’époque, dont quelques-uns étaient arrivés à faire, par une force de combinaison inconnue auparavant, et qui ne s’est pas retrouvée depuis, des nattes à douze brins ; Schomberg, dans un angle, faisait une tapisserie à ses armes, avec une nouvelle devise, qu’il croyait avoir trouvée et qu’il n’avait que retrouvée ; dans l’autre coin causaient le chapelain et le docteur ; d’O et d’Épernon regardaient par les ouvertures et, réveillés trop matin, bâillaient comme les lévriers ; enfin Chicot, assis sur une des portières, les jambes pendantes hors de la machine, afin d’être toujours prêt à descendre ou à remonter, selon son caprice, chantait des cantiques, récitait des pasquils ou faisait des anagrammes, selon la fureur du temps, et trouvait dans chaque nom de courtisan, soit français, soit latin, des personnalités infiniment désagréables pour celui dont il estropiait ainsi l’individualité.

En arrivant à la place du Châtelet, Chicot commença d’entamer un cantique.

Le chapelain qui, ainsi que nous l’avons dit, causait avec Miron, se retourna en fronçant le sourcil.

— Chicot, mon ami, dit Sa Majesté, prends garde à toi ; écharpe mes mignons, mets en pièces ma majesté, dis ce que tu voudras de Dieu, Dieu est bon, mais ne te brouille pas avec l’Église.

— Merci de l’avis, mon fils, dit Chicot ; je ne voyais pas notre digne chapelain qui cause là-bas, avec le docteur, du dernier mort qu’il lui a envoyé à mettre en terre, et qui se plaint que c’était le troisième de la journée, et toujours aux heures des repas, ce qui le dérange. Pas de cantiques, tu parles d’or ; c’est trop vieux. Je vais te chanter une chanson toute nouvelle.

— Sur quel air ? demanda le roi.

— Toujours le même, dit Chicot, et il se mit à chanter à pleine gorge :

Notre roi doit cent millions.

— Je dois plus que cela, dit Henri ; ton chansonnier est mal renseigné, Chicot.

Chicot reprit sans se démonter :

Henri doit deux cents millions,
Et faut, pour acquitter les dettes
Que messieurs les mignons ont faites,
De nouvelles inventions,
Nouveaux impôts, nouvelles tailles,
Qu’il faut, du profond des entrailles
Des pauvres sujets, arracher,
Malheureux qui traînent leurs vies
Sous la griffe de ces harpies
Qui avalent tout sans mâcher.

— Bien, dit Quélus, tout en nattant sa soie, tu as une belle voix, Chicot ; le second couplet, mon ami.

— Dis donc, Valois, dit Chicot sans répondre à Quélus, empêche donc tes amis de m’appeler leur ami ; cela m’humilie.

— Parle en vers, Chicot, répondit le roi ; la prose ne vaut rien.

— Soit, dit Chicot, et il reprit :

Leur parler et leur vêtement
Se voient tels, qu’une honnête femme
Aurait peur d’en recevoir blâme
Vêtue aussi lascivement.
Leur cou ne se tourne à son aise,
Dedans les replis de leur fraise ;
Déjà le froment n’est plus bon
Pour l’emploi blanc de leur chemise.
Et faut, pour façon plus exquise,
Faire de riz leur amidon.

— Bravo ! dit le roi, n’est-ce pas toi, d’O, qui as inventé l’amidon de riz ?

— Non pas, sire, dit Chicot, c’est M. de Saint-Mégrin, qui est trépassé l’an dernier, sous les coups de M. de Mayenne ; que diable, ne lui enlevez pas ça, à ce pauvre mort, il ne compte que sur cet amidon et sur ce qu’il a fait à M. de Guise pour aller à la postérité ; en lui enlevant l’amidon, il resterait à moitié route.

Et, sans faire attention à la figure du roi, qui s’assombrissait à ce souvenir, Chicot continua :