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Si tout n’eût pas été fermé, comme nous l’avons dit, dans la chambre du roi, on eût pu voir, malgré sa puissance sur lui-même, pâlir le prince à ces dernières paroles.

— Bussy s’est défendu comme un lion, sire ; mais le nombre l’a emporté, et…

— Et il est mort, interrompit le roi, et mort justement, car je ne vengerai certes pas un adultère.

— Sire, je n’ai pas fini mon récit, reprit Saint-Luc. Le malheureux, après s’être défendu, près d’une demi-heure dans la chambre, après avoir triomphé de ses ennemis, le malheureux se sauvait blessé, sanglant, mutilé ; il ne s’agissait plus que de lui tendre une main secourable, que je lui eusse tendue, moi, si je n’eusse été arrêté avec la femme qu’il m’avait confiée, par ses assassins ; si je n’eusse été garrotté, bâillonné. Malheureusement on avait oublié de m’ôter la vue comme on m’avait ôté la parole, et j’ai vu, Sire, j’ai vu deux hommes s’approcher du malheureux Bussy, suspendu par la cuisse aux lances d’une grille de fer ; j’ai entendu le blessé leur demander secours, car, dans ces deux hommes, il avait le droit de voir deux amis. Eh bien ! l’un, Sire, c’est horrible à raconter, mais, croyez-le, c’était encore bien plus horrible à voir et à entendre, l’un a ordonné de faire feu, et l’autre a obéi.

Crillon serra les poings et fronça le sourcil.

— Et vous connaissez l’assassin ? demanda le roi ému malgré lui.

— Oui, dit Saint-Luc.

Et se retournant vers le prince en chargeant sa parole et son geste de toute sa haine si longtemps contenue :

— C’est monseigneur ! dit-il ; l’assassin, c’est le prince ! l’assassin, c’est l’ami !

Le roi s’attendait à ce coup. Le duc le supporta sans sourciller.

— Oui, dit-il tranquillement, oui, M. de Saint-Luc a bien vu et bien entendu ; c’est moi qui ai fait tuer M. de Bussy, et Votre Majesté appréciera cette action, car M. de Bussy était mon serviteur, c’est vrai ; mais ce matin, quelque chose que j’aie pu lui dire, M. de Bussy devait porter les armes contre Votre Majesté.

— Tu mens, assassin ! tu mens ! s’écria Saint-Luc : Bussy percé de coups, Bussy la main hachée de coups d’épée, l’épaule brisée d’une balle, Bussy pendant accroché par la cuisse au treillis de fer, Bussy n’était plus bon qu’à inspirer de la pitié à ses plus cruels ennemis, et ses plus cruels ennemis l’eussent secouru. Mais toi, toi, l’assassin de La Mole et de Coconnas, tu as tué Bussy comme, les uns après les autres, tous tes amis ; tu as tué Bussy, non parce qu’il était l’ennemi de ton frère, mais parce qu’il était le confident de tes secrets. Ah ! Monsoreau savait bien, lui, pourquoi tu faisais ce crime.

— Cordieu, murmura Crillon, que ne suis-je le roi !

— On m’insulte chez vous, mon frère, dit le duc, blême de terreur, car, entre la main convulsive de Crillon et le regard sanglant de Saint-Luc, il ne se sentait pas en sûreté.

— Sortez ! Crillon, dit le roi.

Crillon sortit.

— Justice, sire ! justice ! continua de crier Saint-Luc.

— Sire, dit le duc, punissez-moi d’avoir sauvé ce matin les amis de Votre Majesté, et d’avoir donné une éclatante justice à votre cause qui est la mienne.

— Et moi, reprit Saint-Luc, ne se possédant plus, je te dis que la cause dont tu es, est une cause maudite, et qu’où tu passes doit s’abattre sur tes pas la colère de Dieu ! Sire ! Sire ! votre frère a protégé nos amis, malheur à eux !

Le roi sentit passer en lui comme un frisson de terreur.

En ce moment même, on entendit au dehors une vague rumeur, puis des pas précipités, puis des interrogatoires empressés.

Il se fit un grand, un profond silence.

Au milieu de ce silence, et comme si une voix du ciel venait donner raison à Saint-Luc, trois coups, frappés avec lenteur et solennité, ébranlèrent la porte sous le poing vigoureux de Crillon.

Une sueur froide inonda les tempes de Henri et bouleversa les traits de son visage.

— Vaincus ! s’écria-t-il ; mes pauvres amis vaincus !

— Que vous disais-je, sire ? s’écria Saint-Luc.

Le duc joignit les mains avec terreur.

— Vois-tu, lâche ! s’écria le jeune homme avec un superbe effort, voilà comme les assassinats sauvent l’honneur des princes ! Viens donc m’égorger aussi, je n’ai pas d’épée !

Et il lança son gant de soie au visage du duc.

François poussa un cri de rage et devint livide.

Mais le roi ne vit rien, n’entendit rien : il avait laissé tomber son front entre ses mains.

— Oh ! murmura-t-il, mes pauvres amis, ils sont vaincus, blessés ! Oh ! qui me donnera d’eux des nouvelles certaines ?

— Moi, sire, dit Chicot.

Le roi reconnut cette voix amie, et tendit ses bras en avant.

— Eh bien ? dit-il.

— Deux sont déjà morts, et le troisième va rendre le dernier soupir.

— Quel est ce troisième qui n’est pas encore mort ?

— Quélus, Sire !

— Et où est-il ?

— À l’hôtel Boissy où je l’ai fait transporter.

Le roi n’en écouta point davantage, et s’élança hors de l’appartement en poussant des cris lamentables.

Saint-Luc avait conduit Diane chez son amie, Jeanne de Brissac, de là son retard à se présenter au Louvre.

Jeanne passa trois jours et trois nuits à veiller la malheureuse femme, en proie au plus atroce délire.

Le quatrième jour, Jeanne, brisée de fatigue, alla prendre un peu de repos ; mais lorsqu’elle rentra, deux heures après, dans la chambre de son amie, elle ne la trouva plus[1].

On sait que Quélus, le seul des trois combattants défenseurs de la cause du roi qui ait survécu à dix-neuf blessures, mourut dans ce même hôtel de Boissy, où Chicot l’avait fait transporter, après une agonie de trente jours, et entre les bras du roi.

Henri fut inconsolable. Il fit faire à ses trois amis de magnifiques tombeaux où ils étaient taillés en marbre et dans leur grandeur naturelle. Il fonda des messes à leur intention, les recommanda aux prières des prêtres, et ajouta à ses oraisons habituelles ce distique, qu’il répéta toute sa vie après ses prières du matin et du soir :

Que Dieu reçoive en son giron
Quélus, Schomberg et Maugiron.

Pendant près de trois mois, Crillon garda à vue le duc d’Anjou, que le roi avait pris dans une haine profonde, et auquel il ne pardonna jamais.

On atteignit ainsi le mois de septembre, époque à laquelle Chicot, qui ne quittait pas son maître, et qui eût consolé Henri, si Henri eût pu être consolé, reçut la lettre suivante, datée du prieuré de Beaune. Elle était écrite de la main d’un clerc.

« Cher seigneur Chicot,

« L’air est doux dans notre pays, et les vendanges promettent d’être belles en Bourgogne, cette année. On dit que le roi, notre sire, à qui j’ai sauvé la vie, à ce qu’il paraît, a toujours beaucoup de chagrin ; amenez-le au prieuré, cher monsieur Chicot, nous lui ferons boire d’un vin de 1550, que j’ai découvert dans mon cellier, et qui est capable de faire oublier les plus grandes douleurs ; cela le réjouira, je n’en doute point, car j’ai trouvé, dans les livres saints, cette phrase admirable : « Le bon vin réjouit le cœur de l’homme ! » C’est très beau en latin ; je vous le ferai lire. Venez donc, cher monsieur Chicot, venez avec le roi, venez avec M. d’Épernon,

  1. Peut-être l’auteur nous racontera-t-il ce qu’elle était devenue dans son prochain roman intitulé les Quarante Cinq, où nous retrouverons une partie des personnages qui ont pris part à l’intrigue de la Dame de Monsoreau.