convulsivement une jambe comme s’il labourait la terre, et tout d’un coup son souffle bruyant s’arrêta, ses yeux s’obscurcirent : l’écume l’étouffait ; il expira.
— Monsieur, cria le cavalier démonté à Bussy, trois cents pistoles du cheval qui vous porte.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria Bussy en se rapprochant…
— M’entendez-vous ? monsieur, je suis pressé…
— Eh ! mon prince, prenez-le pour rien, dit avec le tremblement d’une émotion indicible Bussy, qui venait de reconnaître le duc d’Anjou.
En même temps on entendit le bruit sec d’un pistolet qu’armait le compagnon du prince.
— Arrêtez ! cria le duc d’Anjou à ce défenseur impitoyable ; — arrêtez ! monsieur d’Aubigné ; c’est Bussy, ou le diable m’emporte !
— Eh oui, mon prince, c’est moi ! mais que diable faites-vous à crever des chevaux à l’heure qu’il est sur ce chemin ?
— Ah ! c’est M. de Bussy ? dit d’Aubigné ; alors, monseigneur, vous n’avez plus besoin de moi… Permettez-moi de m’en retourner vers celui qui m’a envoyé, comme dit la sainte Écriture.
— Non pas sans recevoir mes remercîments bien sincères et la promesse d’une solide amitié, dit le prince.
— J’accepte tout, monseigneur, et vous rappellerai vos paroles quelque jour.
— M. d’Aubigné !… Monseigneur !… Ah ! mais je tombe des nues ! fit Bussy…
— Ne le savais-tu pas ? dit le prince avec une expression de mécontentement et de défiance qui n’échappa point au gentilhomme… Si tu es ici, n’est-ce pas que tu m’y attendais ?
— Diable ! se dit Bussy réfléchissant à tout ce que son séjour caché dans l’Anjou pouvait offrir d’équivoque à l’esprit soupçonneux de François, ne nous compromettons pas !
— Je faisais mieux que de vous attendre, dit-il, et, tenez, puisque vous voulez entrer en ville avant la fermeture des portes, en selle, monseigneur.
Il offrit son cheval au prince, qui s’était occupé de débarrasser le sien de quelques papiers importants cachés entre la selle et la housse.
— Adieu donc, monseigneur, dit d’Aubigné qui fit volte-face. Monsieur de Bussy, serviteur.
Et il partit.
Bussy sauta légèrement en croupe de son maître, et dirigea le cheval vers la ville, en se demandant tout bas si ce prince, habillé de noir, n’était pas le sombre démon que lui suscitait l’enfer, jaloux déjà de son bonheur.
Ils entrèrent dans Angers au premier son des trompettes de l’échevinage.
— Que faire maintenant, monseigneur ?
— Au château ! qu’on arbore ma bannière, qu’on vienne me reconnaître, que l’on convoque la noblesse de la province.
— Rien de plus facile, dit Bussy, décidé à faire de la docilité pour gagner du temps, et d’ailleurs trop surpris lui-même pour être autre chose que passif.
— Çà, messieurs de la trompette ! cria-t-il aux hérauts qui revenaient après le premier son.
Ceux-ci regardèrent et ne prêtèrent pas grande attention, parce qu’ils voyaient deux hommes poudreux, suants, et en assez mince équipage.
— Oh ! oh ! dit Bussy en marchant à eux… est-ce que le maître n’est pas connu dans sa maison ?… Qu’on fasse venir l’échevin de service !
Ce ton arrogant imposa aux hérauts ; l’un d’eux s’approcha.
— Jésus-Dieu ! s’écria-t-il avec effroi en regardant attentivement le duc… n’est-ce pas là notre seigneur et maître ?
Le duc était fort reconnaissable à la difformité de son nez partagé en deux, comme le disait la chanson de Chicot.
— Monseigneur le duc ! ajouta-t-il en saisissant le bras de l’autre héraut, qui bondit d’une surprise pareille.
— Vous en savez aussi long que moi maintenant, dit Bussy ; enflez-moi votre haleine, faites suer sang et eau à vos trompettes, et que toute la ville sache dans un quart d’heure que monseigneur est arrivé chez lui.
Nous, monseigneur, allons lentement au château. Quand nous y arriverons, la broche sera déjà mise pour nous recevoir.
En effet, au premier cri des hérauts, les groupes se formèrent, au second les enfants et les commères coururent tous les quartiers en criant :
— Monseigneur est dans la ville !… Noël à monseigneur !
Les échevins, le gouverneur, les principaux gentilshommes, se précipitèrent vers le palais, suivis d’une foule qui devenait de plus en plus compacte.
Ainsi que l’avait prévu Bussy, les autorités de la ville étaient au château avant le prince pour le recevoir dignement. Lorsqu’il traversa le quai, à peine put-il fendre la presse ; mais Bussy avait retrouvé un des hérauts, qui, frappant à coups de trompette sur le populaire empressé, fraya un passage à son prince jusqu’aux degrés de la maison de ville.
Bussy formait l’arrière-garde.
« Messieurs et très féaux amés, dit le prince, je suis venu me jeter dans ma bonne ville d’Angers. À Paris, les dangers les plus terribles ont menacé ma vie ; j’avais perdu même ma liberté. J’ai réussi à fuir, grâce à de bons amis. »
Bussy se mordit les lèvres : il devinait le sens du regard ironique de François.
— Et depuis que je me sens dans votre ville, ma tranquillité, ma vie, sont assurées.
Les magistrats, stupéfaits, crièrent faiblement : Vive notre seigneur !
Le peuple, qui espérait les aubaines usitées à chaque voyage du prince, cria vigoureusement : Noël !
— Soupons, dit le prince, je n’ai rien pris depuis ce matin.
Le duc fut entouré en un moment de toute la maison qu’il entretenait à Angers en qualité de duc d’Anjou, et dont les principaux serviteurs seuls connaissaient leur maître.
Puis ce fut le tour des gentilshommes et des dames de la ville.
La réception dura jusqu’à minuit. La ville fut illuminée, les coups de mousquet retentirent dans les rues et sur les places, la cloche de la cathédrale fut mise en branle, et le vent porta jusqu’à Méridor les bouffées bruyantes de la joie traditionnelle des bons Angevins.
CHAPITRE LVI.
DIPLOMATIE DE M. LE DUC D’ANJOU.
Quand le bruit des mousquets se fut un peu calmé dans les rues, quand les battements de la cloche eurent ralenti leurs vibrations, quand les antichambres furent dégarnies, quand enfin Bussy et le duc d’Anjou se trouvèrent seuls :
— Causons, dit le duc.
En effet, grâce à sa perspicacité, François comprenait que Bussy, depuis leur rencontre, avait fait beaucoup plus d’avances qu’il n’avait l’habitude d’en faire ; il jugea alors, avec sa connaissance de la cour, qu’il était dans une position embarrassée, et que, par conséquent, il pouvait, avec un peu d’adresse, prendre avantage sur lui.
Mais Bussy avait eu le temps de se préparer, et il attendait son prince de pied ferme.
— Causons, monseigneur, répliqua-t-il.
— Le dernier jour que nous nous vîmes, dit le prince, vous étiez bien malade, mon pauvre Bussy !
— C’est vrai, monseigneur, répliqua le jeune homme ; j’étais très malade, et c’est presque un miracle qui m’a sauvé.
— Ce jour-là, il y avait près de vous, continua le duc, certain médecin bien enragé pour votre salut, car il mordait vigoureusement, ce me semble, ceux qui vous approchaient.
— C’est encore vrai, mon prince, car le Haudoin m’aime beaucoup.