— Vous voulez dire : « Est-ce que votre mort, à vous, misérable qui n’êtes rien, qui ne possédez rien, qui ne tenez à rien, serait un événement ? »
— Ce n’est point de cela qu’il s’agit, dit Rousseau honteux d’être deviné ; mais vous aviez faim, je crois ?
— Oui, je l’ai dit.
— Eh bien, puisque vous saviez où est la porte, vous savez aussi où est le pain : allez au buffet, prenez du pain, et partez.
Gilbert ne bougea point.
— Si ce n’est pas du pain qu’il vous faut, si c'est de l’argent, je ne vous crois pas assez méchant pour maltraiter un vieillard qui fut votre protecteur, dans la maison même qui vous a donné asile. Contentez-vous donc de ce peu… Tenez.
Et, fouillant à sa poche, il lui présenta quelques pièces de monnaie.
Gilbert lui arrêta la main.
— Oh ! dit-il avec une douleur poignante, ce n’est ni d’argent ni de pain qu’il s’agit ; vous n’avez pas compris ce que je voulais dire quand je parlais de me tuer. Si je ne me tue pas, c’est que maintenant ma vie peut être utile à quelqu’un, c’est que ma mort volerait quelqu’un, monsieur. Vous qui connaissez toutes les lois sociales, toutes les obligations naturelles, est-il en ce monde un lien qui puisse rattacher à la vie un homme qui veut mourir ?
— Il en est beaucoup, dit Rousseau.
— Être père, murmura Gilbert, est-ce un de ces liens-là ? Regardez-moi en me répondant, monsieur Rousseau, que je voie la réponse dans vos yeux.
— Oui, balbutia Rousseau ; oui, bien certainement. À quoi bon cette question de votre part ?
— Monsieur, vos paroles vont être un arrêt pour moi, dit Gilbert ; pesez-les donc bien, je vous en conjure, monsieur ; je suis si malheureux que je voudrais me tuer ; mais… mais, j’ai un enfant !
Rousseau fit un bond d’étonnement sur son fauteuil.
— Oh ! ne me raillez pas, monsieur, dit humblement Gil-