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mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de ceux qui s’en vont à leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui dirai : « Tous les hommes sont frères, et, par conséquent, doivent s’entraider. Vous avez là plus de pain qu’il ne vous en faut, non seulement pour votre déjeuner, mais même pour tout le jour, tandis que moi je meurs de faim. » Et alors, il me tendra la moitié de son pain.

La faim rendait Gilbert plus philosophe, et il continuait ses réflexions mentales.

— En effet, disait-il, tout n’est-il pas commun aux hommes sur la terre ? Dieu, cette source éternelle de toutes choses, a-t-il donné à celui-ci ou à celui-là l’air qui féconde le sol, ou le sol qui féconde les fruits ? Non ; seulement, plusieurs ont usurpé ; mais aux yeux du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possède ; celui qui a, n’est que celui à qui Dieu a prêté.

Et Gilbert ne faisait que résumer avec une intelligence naturelle ces idées vagues et indécises à cette époque, et que les hommes sentaient flotter dnas l’air et passer au-dessus de leur tête, comme ces nuages poussés par un seul point et qui, en s’amoncelant, finissent par former une tempête.

— Quelques-uns reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien ! à ceux-là on peut arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien ! Je… la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant que mon frère me dise : « Cette part que tu réclames est celle de ma femme et de mes enfants » ; ou bien : « Je suis le plus fort et je mangerai ce pain maglré toi. »

Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux eaux rousses, bordée de roseaux et de nymphéas.

Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en