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entendu que, si la société oublie de s’acquitter, ce qui lui arrive quelquefois, le bouffon, dans ce cas, lui rappelle tout naturellement qu’il est son créancier.

Or, celui qui occupait, dans l’habitation de monsieur de Malmédie, la charge que remplissaient autrefois Triboulet et l’Angeli à la cour du roi François Ier et du roi Louis XIII, était un petit homme, dont le torse replet était supporté par des jambes si grêles, qu’au premier abord, on ne croyait pas à la possibilité d’une pareille réunion. Au reste, aux deux extrémités, l’équilibre rompu par le milieu se rétablissait : le gros torse supportait une petite tête d’un jaune bilieux, tandis que les jambes grêles aboutissaient à deux pieds énormes. Quant aux bras, ils étaient d’une longueur démesurée, et pareils à ceux de ces singes qui, en marchant sur leurs pieds de derrière, ramassent sans se baisser les objets qu’ils trouvent sur leur chemin.

Il résultait de cet assemblage de formes incohérentes et de membres disproportionnés, que le nouveau personnage que nous venons de mettre en scène offrait un singulier mélange de grotesque et de terrible, mélange dans lequel, aux yeux d’un Européen, le hideux l’emportait au point d’inspirer, dès la première vue, un vif sentiment de répulsion ; mais moins partisans du beau, moins adorateurs de la forme que nous, les nègres ne l’envisageaient en général que du côté comique, quoique de temps en temps, sous sa peau de singe, le tigre allongeât ses griffes et montrât ses dents.

Il s’appelait Antonio et était né à Tingoram ; de sorte que, pour le distinguer des autres Antonio, que la confusion eût sans doute blessés, on l’appelait généralement Antonio le Malaï.

La berloque était donc assez triste comme nous l’avons dit, lorsque Antonio, qui s’était glissé sans être vu jusque derrière un des poteaux qui soutenaient le hangar, allongea sa tête jaune et bilieuse, et poussa un petit sifflement pareil à celui que fait entendre le serpent à capuchon, un des reptiles les plus terribles de la presqu’île Malaïe. Ce cri, poussé dans les plaines de Tanasserin, dans les marais de Java ou dans les sables de Quiloa, eût glacé de terreur quiconque l’eût entendu ; mais à l’Île de France où, à part les requins qui nagent