Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les sensations de suprême bonheur et de joie infinie qu’ils éprouvaient en se trouvant libres sur cet immense océan, qui les emportait loin de leur patrie, il est vrai, mais loin d’une patrie qui, comme une marâtre, ne s’était occupée d’eux que pour les persécuter de temps en temps. Cependant un soupir douloureux sortait de la bouche de l’un et faisait tressaillir l’autre. Le cœur longtemps torturé n’ose point tout à coup reprendre confiance dans son bonheur.

Cependant ils étaient libres, cependant ils n’avaient au-dessus d’eux que le ciel, au-dessous d’eux que la mer, et ils fuyaient de toute la vitesse de leur léger navire cette Île de France qui avait failli leur être si fatale.

Pierre et Jacques causaient ; mais Georges et Sara ne disaient rien ; quelquefois l’un d’eux laissait échapper le nom de l’autre, et voilà tout.

De temps en temps Pierre Munier s’arrêtait et les regardait avec une expression d’indicible ravissement ; le pauvre vieillard avait tant souffert qu’il ne savait comment il avait la force de supporter son bonheur.

Jacques, moins sentimental, regardait du même côté ; mais il était évident que ce n’était pas le tableau que nous venons de décrire qui attirait ses regards, lesquels passaient par-dessus la tête de Georges et de Sara, et allaient fouiller l’espace dans la direction de Port-Louis.

Jacques, non seulement n’était pas au niveau de la joie générale, mais il y avait même des moments où il devenait soucieux, et où il passait sa main sur son front comme pour en écarter un nuage.

Quant à Tête-de-Fer, il causait tranquillement assis près du timonier ; le bon Breton aurait fendu la tête du premier qui eût hésité une seconde à accomplir un ordre donné par lui ; mais, à part cette exigence bien naturelle, il n’était pas fier, donnait la main à tout le monde et parlait au premier venu.

Tout le reste de l’équipage avait repris cette expression insoucieuse qui, après le combat ou la tempête, redevient l’aspect habituel de la physionomie des marins ; les hommes de service étaient sur le port, les autres dans la batterie.

Pierre Munier, tout absorbé qu’il était dans le bonheur de