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du pied gauche, il y eut un moment de confusion qui nécessita une halte.

Pendant ce temps, voyant une place vide au milieu de la troisième file des volontaires, l’homme à la grande taille et à la carabine damasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetant dans les bras du nègre à la veste bleue, il courut avec son fils aîné prendre modestement la place que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avait laissée vacante.

Mais, à l’approche de ces deux parias, leurs voisins de gauche et de droite s’écartèrent, imprimant le même mouvement à leurs propres voisins, de sorte que l’homme à la haute taille et son fils se trouvèrent le centre de cercles qui allaient s’éloignant d’eux, comme s’éloignent de l’endroit où est tombée une pierre les cercles de l’eau dans laquelle on l’a jetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef de bataillon, qui venait à grand’peine de rétablir la régularité de sa première file, s’aperçut alors du désordre qui bouleversait la troisième ; il se haussa donc sur la pointe des pieds, et, s’adressant à ceux qui exécutaient la singulière manœuvre que nous avons décrite :

— À vos rangs, messieurs ! cria-t-il, à vos rangs !

Mais à cette double recommandation, faite d’un ton qui n’admettait cependant pas de réplique, un seul cri répondit :

— Pas de mulâtres avec nous ! pas de mulâtres !

Cri unanime, universel, retentissant, que tout le bataillon répéta comme un écho !

L’officier comprit alors la cause de ce désordre, et vit, au milieu d’un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au port d’armes, tandis que son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas en arrière pour se séparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa au travers des deux premières files, qui s’ouvrirent devant lui, et marcha droit à l’insolent qui s’était permis, homme de couleur qu’il était, de se mêler à des blancs.

Arrivé devant lui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyant d’indignation, et comme le mulâtre restait toujours devant lui droit et immobile comme un poteau :